|
Actualités
de l'IMV
Fin de l'exposition Commissaire Voltaire
Voltaire
nous écrit
Dictionnaire philosophique, ...
Clin
d'oeil
Miroir, mon beau miroir…
A propos
de ...
Gérald Hervé,
Histoires d’une vie ?
Nouvelles
du XVIIIème siècle
La Querelle des Bouffons : bientôt au Grand Théâtre de Genève
Liens
Nietzsche haus - Sils Maria
Tout
le numéro en pdf 
inscrivez-vous
à la
Gazette des Délices |
|
Lecture proposée par Bastien Jochum
Fidèle à l’objectif qu’il s’était fixé pour la rédaction de son Dictionnaire philosophique (1764), Voltaire s’attaque aux absurdités de la tradition judéo-chrétienne. Bien que de tonalité plutôt philosophique et conceptuel, cet article permet pourtant à sa verve satirique de s’exprimer notamment, à la suite de Candide, contre l’idée d’une nécessité causale de toute chose. Le premier paragraphe ramène le débat au niveau du religieux et démontre bien l’étendue du problème : quelle place accorder à Dieu si son monde repose sur la nécessité d’un fils sacrifié ? La veine satirique profite de l’allusion implicite, et prolongée, au phénomène de la transsubstantiation, très malmenée avant même les critiques des philosophes des Lumières.
Il y a longtemps qu'on a prétendu que tous les événements sont enchaînés les uns aux autres par une fatalité invincible : c'est le Destin, qui, dans Homère, est supérieur à Jupiter même. Ce maître des dieux et des hommes déclare net qu'il ne peut empêcher Sarpédon son fils de mourir dans le temps marqué. Sarpédon était né dans le moment qu'il fallait qu'il naquît, et ne pouvait pas naître dans un autre; il ne pouvait mourir ailleurs que devant Troie; il ne pouvait être enterré ailleurs qu'en Lycie; son corps devait dans le temps marqué produire des légumes qui devaient se changer dans la substance de quelques Lyciens; ses héritiers devaient établir un nouvel ordre dans ses États; ce nouvel ordre devait influer les royaumes voisins des voisins de la Lycie : ainsi, de proche en proche, la destinée de toute la terre a dépendu de la mort de Sarpédon, laquelle dépendait d'un autre événement, lequel était lié par d'autres à l'origine des choses.
Si un seul de ces faits avait été arrangé différemment, il en aurait résulté un autre univers; or il n'était pas possible que l'univers actuel n'existât pas : donc il n'était pas possible à Jupiter de sauver la vie à son fils tout Jupiter qu'il était.
Ce système de la nécessité et de la fatalité a été inventé de nos jours par Leibniz, à ce qu'il dit, sous le nom de raison suffisante; il est pourtant fort ancien : ce n'est pas aujourd'hui qu'il n'y a point d'effet sans cause, et que souvent la plus petite cause produit les plus grands effets.
Milord Bolingbroke avoue que les petites querelles de Mme Marlborough et de Mme Masham lui firent naître l'occasion de faire le traité particulier de la reine Anne avec Louis XIV : ce traité amena la paix d'Utrecht; cette paix d'Utrecht affermit Philippe V sur le trône d'Espagne. Philippe V prit Naples et la Sicile sur la maison d'Autriche; le prince espagnol qui est aujourd'hui le roi de Naples doit évidemment son royaume à milady Masham; et il ne l'aurait pas eu, il ne serait peut-être même pas né, si la duchesse de Marlborough avait été plus complaisante envers la reine d'Angleterre. Son existence à Naples dépendait d'une sottise de plus ou de moins à la cour de Londres. Examinez les situations de tous les peuples de l'univers : elles sont ainsi établies sur une suite de faits qui parait ne tenir à rien, et qui tient à tout. Tout est rouage, poulie, corde, ressort, dans cette immense machine.
Il en est de même dans l'ordre physique. Un vent qui souffle du fond de l'Afrique et des mers australes amène une partie de l'atmosphère africaine, qui retombe en pluie dans les vallées des Alpes; ces pluies fécondent nos terres; notre vent du nord à son tour envoie nos vapeurs chez les nègres; nous faisons du bien à la Guinée, et la Guinée nous en fait à son tour. La chaîne s'étend d'un bout de l'univers à l'autre.
Mais il me semble qu'on abuse étrangement de la vérité de ce principe. On en conclut qu'il n'y a si petit atome dont le mouvement n'ait influé dans l'arrangement actuel du monde entier; qu'il n'y a si petit accident, soit parmi les hommes, soit parmi les animaux, qui ne soit un chaînon essentiel de la grande chaîne du destin.
Entendons-nous : tout effet a évidemment sa cause, à remonter de cause en cause dans l'abîme de l'éternité; mais toute cause n'a pas son effet, à descendre jusqu'à la fin des siècles. Tous les événements sont produits les uns par les autres, je l'avoue; si le passé est accouché du présent, le présent accouche du futur; tout a des pères, mais tout n'a pas toujours des enfants. Il en est ici précisément comme un arbre généalogique : chaque maison remonte, comme on sait, à Adam, mais dans la famille il y a bien des gens qui sont morts sans laisser de postérité.
Il y a un arbre généalogique des événements de ce monde. Il est incontestable que les habitants des Gaules et de l'Espagne descendent de Gomer, et les Russes de Magog, son frère cadet : on trouve cette généalogie dans tant de gros livres! Sur ce pied-là, on ne peut nier que nous ne devions à Magog les soixante mille Russes qui sont aujourd'hui en armes devers la Poméranie, et les soixante mille Français qui sont vers Francfort. Mais que Magog ait craché à droite ou à gauche, auprès du mont Caucase, et qu'il ait fait deux ronds dans un puits ou trois, qu'il ait dormi sur le côté gauche ou sur le côté droit, je ne vois pas que cela ait beaucoup influé sur la résolution prise par l'impératrice de Russie Élisabeth d'envoyer une armée au secours de l'impératrice des Romains Marie-Thérèse. Que mon chien rêve ou ne rêve pas en dormant, je n'aperçois pas le rapport que cette importante affaire peut avoir avec celles du Grand Mogol.
Il faut songer que tout n'est pas plein dans la nature, et que tout mouvement ne se communique pas de proche en proche, jusqu'à faire le tour du monde. Jetez dans l'eau un corps de pareille densité, vous calculez aisément qu'au bout de quelque temps le mouvement de ce corps et celui qu'il a communiqué à l'eau sont anéantis; le mouvement se perd et se prépare; donc le mouvement que put produire Magog en crachant dans un puits ne peut pas avoir influé sur ce qui se passe aujourd'hui en Russie et en Prusse. Donc les événements présents ne sont pas les enfants de tous les événements passés; ils ont leurs lignes directes; mais mille petites lignes collatérales ne leur servent à rien. Encore une fois, tout être a son père, mais tout être n'a pas des enfants : nous en dirons peut-être davantage quand nous parlerons de la Destinée.

|
|