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Article « Martyre » du Dictionnaire philosophique

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En prévision de la conférence que donnera Anne-Marie Garagnon le jeudi 14 septembre prochain, et qui consistera en une analyse stylistique de l’article « Martyre » du Dictionnaire philosophique, nous offrons ci-dessous ce texte à nos lecteurs. N’hésitez pas à en imprimer la version PDF et à l’apporter cet automne aux Délices !

Section I.

Martyr, témoin ; martyrion, témoignage. La société chrétienne naissante donna d’abord le nom de martyrs à ceux qui annonçaient de nouvelles vérités devant les hommes, qui rendaient témoignage à Jésus, qui confessaient Jésus, comme on donna le nom de saints aux presbytes, aux surveillants de la société, et aux femmes leurs bienfaitrices ; c’est pourquoi saint Jérôme appelle souvent dans ses lettres son affiliée Paule, sainte Paule. Et tous les premiers évêques s’appelaient saints.

Le nom de martyrs dans la suite ne fut plus donné qu’aux chrétiens morts ou tourmentés dans les supplices ; et les petites chapelles qu’on leur érigea depuis reçurent le nom de martyrion.

C’est une grande question pourquoi l’empire romain autorisa toujours dans son sein la secte juive, même après les deux horribles guerres de Titus et d’Adrien, pourquoi il toléra le culte isiaque à plusieurs reprises, et pourquoi il persécuta souvent le christianisme. Il est évident que les Juifs, qui payaient chèrement leurs synagogues, dénonçaient les chrétiens leurs ennemis mortels, et soulevaient les peuples contre eux. Il est encore évident que les Juifs, occupés du métier de courtiers et de l’usure, ne prêchaient point contre l’ancienne religion de l’empire, et que les chrétiens, tous engagés dans la controverse, prêchaient contre le culte public, voulaient l’anéantir, brûlaient souvent les temples, brisaient les statues consacrées, comme firent saint Théodore dans Amasée, et saint Polyeucte dans Mitylène.

Les chrétiens orthodoxes, étant sûrs que leur religion était la seule véritable, n’en toléraient aucune autre. Alors on ne les toléra guère. On en supplicia quelques-uns, qui moururent pour la foi, et ce furent les martyrs.

Ce nom est si respectable qu’on ne doit pas le prodiguer ; il n’est pas permis de prendre le nom et les armes d’une maison dont on n’est pas. On a établi des peines très graves contre ceux qui osent se décorer de la croix de Malte ou de Saint-Louis sans être chevaliers de ces ordres.

Le savant Dodwell, l’habile Middleton, le judicieux Blondel, l’exact Tillemont, le scrutateur Launoy et beaucoup d’autres, tous zélés pour la gloire des vrais martyrs, ont rayé de leur catalogue une multitude d’inconnus à qui l’on prodiguait ce grand nom. Nous avons observé que ces savants avaient pour eux l’aveu formel d’Origène, qui, dans sa Réfutation de Celse, avoue qu’il y a eu peu de martyrs, et encore de loin à loin, et qu’il est facile de les compter.

Cependant le bénédictin Ruinart, qui s’intitule dom Ruinart, quoiqu’il ne soit pas Espagnol, a combattu tant de savants personnages. Il nous a donné avec candeur beaucoup d’histoires de martyrs qui ont paru fort suspectes aux critiques. Plusieurs bons esprits ont douté de quelques anecdotes concernant les légendes rapportées par dom Ruinart, depuis la première jusqu’à la dernière.

Sainte Symphorose et ses sept enfants. — Les scrupules commencent par sainte Symphorose et ses sept enfants martyrisés avec elle, ce qui paraît d’abord trop imité des sept Machabées. On ne sait pas d’où vient cette légende, et c’est déjà un grand sujet de doute.

On y rapporte que l’empereur Adrien voulut interroger lui-même l’inconnue Symphorose, pour savoir si elle n’était pas chrétienne. Les empereurs se donnaient rarement cette peine. Cela serait encore plus extraordinaire que si Louis XIV avait fait subir un interrogatoire à un huguenot. Vous remarquerez encore qu’Adrien fut le plus grand protecteur des chrétiens, loin d’être leur persécuteur.

Il eut donc une très longue conversation avec Symphorose ; et se mettant en colère, il lui dit : Je te sacrifierai aux dieux ; comme si les empereurs romains sacrifiaient des femmes dans leurs dévotions. Ensuite il la fit jeter dans l’Anio, ce qui n’était pas un sacrifice ordinaire. Puis il fit fendre un de ses fils par le milieu du front jusqu’au pubis, un second par les deux côtés ; on roua un troisième, un quatrième ne fut que percé dans l’estomac, un cinquième droit au coeur, un sixième à la gorge ; le septième mourut d’un paquet d’aiguilles enfoncées dans la poitrine. L’empereur Adrien aimait la variété. Il commanda qu’on les ensevelît auprès du temple d’Hercule, quoiqu’on n’enterrât personne dans Rome, encore moins près des temples, et que c’eût été une horrible profanation. « Le pontife du temple, ajoute le légendaire, nomma le lieu de leur sépulture les sept Biotanates. »

S’il était rare qu’on érigeât un monument dans Rome à des gens ainsi traités, il n’était pas moins rare qu’un grand prêtre se chargeât de l’inscription, et même que ce prêtre romain leur fît une épitaphe grecque. Mais ce qui est encore plus rare, c’est qu’on prétende que ce mot biotanates signifie les sept suppliciés. Biotanates est un mot forgé qu’on ne trouve dans aucun auteur et ce ne peut être que par un jeu de mots qu’on lui donne cette signification, en abusant du mot thenon. Il n’y a guère de fable plus mal construite. Les légendaires ont su mentir, mais ils n’ont jamais su mentir avec art.

Le savant La Croze, bibliothécaire du roi de Prusse Frédéric le Grand, disait : « Je ne sais pas si Ruinart est sincère, mais j’ai peur qu’il ne soit imbécile. »

Sainte Félicité et encore sept enfants. — C’est de Surius qu’est tirée cette légende. Ce Surius est un peu décrié par ses absurdités. C’est un moine du xvie siècle qui raconte les martyres du second, comme s’il avait été présent.

Il prétend que ce méchant homme, ce tyran Marc-Aurèle Antonin Pie ordonna au préfet de Rome de faire le procès à sainte Félicité, de la faire mourir elle et ses sept enfants, parce qu’il courait un bruit qu’elle était chrétienne.

Le préfet tint son tribunal au champ de Mars, lequel pourtant ne servait qu’à la revue des troupes ; et la première chose que fit le préfet, ce fut de lui faire donner un soufflet en pleine assemblée.

Les longs discours du magistrat et des accusés sont dignes de l’historien. Il finit par faire mourir les sept frères dans des supplices différents, comme les enfants de sainte Symphorose. Ce n’est qu’un double emploi. Mais pour sainte Félicité il la laisse là, et n’en dit pas un mot.

Saint Polycarpe. — Eusèbe raconte que saint Polycarpe, ayant connu en songe qu’il serait brûlé dans trois jours, en avertit ses amis. Le légendaire ajoute que le lieutenant de police de Smyrne, nommé Hérode, le fit prendre par ses archers, qu’il fut livré aux bêtes dans l’amphithéâtre, que le ciel s’entrouvrit, et qu’une voix céleste lui cria : Bon courage, Polycarpe ; que l’heure de lâcher les lions sur l’amphithéâtre étant passée, on alla prendre dans toutes les maisons du bois pour le brûler ; que le saint s’adressa au Dieu des archanges (quoique le mot d’archange ne fût point encore connu) ; qu’alors les flammes s’arrangèrent autour de lui en arc de triomphe sans le toucher ; que son corps avait l’odeur d’un pain cuit ; mais qu’ayant résisté au feu, il ne put se défendre d’un coup de sabre ; que son sang éteignit le bûcher, et qu’il en sortit une colombe qui s’envola droit au ciel. On ne sait pas précisément dans quelle planète.

De Saint Ptolémée. —Nous suivons l’ordre de dom Ruinart ; mais nous ne voulons point révoquer en doute le martyre de saint Ptolémée, qui est tiré de l’Apologétique de saint Justin.

Nous pourrions former quelques difficultés sur la femme accusée par son mari d’être chrétienne, et qui le prévint en lui donnant le libelle de divorce. Nous pourrions demander pourquoi, dans cette histoire, il n’est plus question de cette femme. Nous pourrions faire voir qu’il n’était pas permis aux femmes, du temps de Marc-Aurèle, de demander à répudier leurs maris, que cette permission ne leur fut donnée que sous l’empereur Julien, et que l’histoire tant répétée de cette chrétienne qui répudia son mari (tandis qu’aucune païenne n’avait osé en venir là) pourrait bien n’être qu’une fable ; mais nous ne voulons point élever de disputes épineuses. Pour peu qu’il y ait de vraisemblance dans la compilation de dom Ruinart, nous respectons trop le sujet qu’il traite pour faire des objections.

Nous n’en ferons point sur la lettre des Églises de Vienne et de Lyon, quoiqu’il y ait encore bien des obscurités ; mais on nous pardonnera de défendre la mémoire du grand Marc-Aurèle outragée dans la Vie de saint Symphorien de la ville d’Autun, qui était probablement parent de sainte Symphorose.

De Saint Symphorien d’Autun. —La légende, dont on ignore l’auteur, commence ainsi : « L’empereur Marc-Aurèle venait d’exciter une effroyable tempête contre l’Église, et ses édits foudroyants attaquaient de tous côtés la religion de Jésus-Christ, lorsque saint Symphorien vivait dans Autun dans tout l’éclat que peut donner une haute naissance et une rare vertu. Il était d’une famille chrétienne, et l’une des plus considérables de la ville, etc. »

Jamais Marc-Aurèle ne donna d’édit sanglant contre les chrétiens. C’est une calomnie très condamnable. Tillemont lui-même avoue « que ce fut le meilleur prince qu’aient jamais eu les Romains ; que son règne fut un siècle d’or, et qu’il vérifia ce qu’il disait souvent, d’après Platon, que les peuples ne seraient heureux que quand les rois seraient philosophes. »

De tous les empereurs ce fut celui qui promulgua les meilleures lois ; il protégea tous les sages, et ne persécuta aucun chrétien, dont il avait un grand nombre à son service.

Le légendaire raconte que saint Symphorien ayant refusé d’adorer Cybèle, le juge de la ville demanda : « Qui est cet homme-là ? » Or il est impossible que le juge d’Autun n’eût pas connu l’homme le plus considérable d’Autun.

On le fait déclarer par la sentence coupable de lèse-majesté divine et humaine. Jamais les Romains n’ont employé cette formule, et cela seul ôterait toute créance au prétendu martyre d’Autun.

Pour mieux repousser la calomnie contre la mémoire sacrée de Marc-Aurèle, mettons sous les yeux le discours de Méliton, évêque de Sardes, à ce meilleur des empereurs, rapporté mot à mot par Eusèbe.
« La suite continuelle des heureux succès qui sont arrivés à l’empire, sans que sa félicité ait été troublée par aucune disgrâce, depuis que notre religion qui était née avec lui s’est augmentée dans son sein, est une preuve évidente qu’elle contribue notablement à sa grandeur et à sa gloire. Il n’y a eu entre les empereurs que Néron et Domitien qui, étant trompés par certains imposteurs, ont répandu contre nous des calomnies, qui ont trouvé, selon la coutume, quelque créance parmi le peuple. Mais vos très pieux prédécesseurs ont corrigé l’ignorance de ce peuple, et ont réprimé par des édits publics la hardiesse de ceux qui entreprendraient de nous faire aucun mauvais traitement. Adrien votre aïeul a écrit en notre faveur à Fundanus, gouverneur d’Asie, et à plusieurs autres. L’empereur votre père, dans le temps que vous partagiez avec lui les soins du gouvernement, a écrit aux habitants de Larisse, de Thessalonique, d’Athènes, et enfin à tous les peuples de la Grèce, pour réprimer les séditions et les tumultes qui avaient été excités contre nous. »

Ce passage d’un évêque très pieux, très sage et très véridique, suffit pour confondre à jamais tous les mensonges des légendaires, qu’on peut regarder comme la bibliothèque bleue du christianisme.

D’une autre sainte Félicité, et de sainte Perpétue. —S’il était question de contredire la légende de Félicité et de Perpétue, il ne serait pas difficile de faire voir combien elle est suspecte. On ne connaît ces martyres de Carthage que par un écrit sans date de l’Église de Saltzbourg. Or, il y a loin de cette partie de la Bavière à la Goulette. On ne nous dit pas sous quel empereur cette Félicité et cette Perpétue reçurent la couronne du dernier supplice. Les visions prodigieuses dont cette histoire est remplie ne décèlent pas un historien bien sage. Une échelle toute d’or brodée de lances et d’épées, un dragon au haut de l’échelle, un grand jardin auprès du dragon, des brebis dont un vieillard tirait le lait, un réservoir plein d’eau, un flacon d’eau dont on buvait sans que l’eau diminuât, sainte Perpétue se battant toute nue contre un vilain Égyptien, de beaux jeunes gens tout nus qui prenaient son parti ; elle-même enfin devenue homme et athlète très vigoureux : ce sont là, ce me semble, des imaginations qui ne devraient pas entrer dans un ouvrage respectable.

Il y a encore une réflexion très importante à faire ; c’est que le style de tous ces récits de martyres arrivés dans des temps si différents, est partout semblable, partout également puéril et ampoulé. Vous retrouvez les mêmes tours, les mêmes phrases dans l’histoire d’un martyre sous Domitien, et d’un autre sous Galérius. Ce sont les mêmes épithètes, les mêmes exagérations. Pour peu qu’on se connaisse en style, on voit qu’une même main les a tous rédigés.

Je ne prétends point ici faire un livre contre dom Ruinart ; et en respectant toujours, en admirant, en invoquant les vrais martyrs avec la sainte Église, je me bornerai à faire sentir, par un ou deux exemples frappants, combien il est dangereux de mêler ce qui n’est que ridicule avec ce qu’on doit vénérer.

De saint Théodote de la ville d’Ancyre, et des sept vierges, écrit par Nilus, témoin oculaire, tiré de Bollandus. —Plusieurs critiques, aussi éminents en sagesse qu’en vraie piété, nous ont déjà fait connaître que la légende de Théodote le cabaretier est une profanation et une espèce d’impiété, qui aurait dû être supprimée. Voici l’histoire de Théodote. Nous emploierons souvent les propres paroles des Actes sincères, recueillis par dom Ruinart.

« Son métier de cabaretier lui fournissait les moyens d’exercer ses fonctions épiscopales. Cabaret illustre, consacré à la piété et non à la débauche.... Tantôt Théodote était médecin, tantôt il fournissait de bons morceaux aux fidèles. On vit un cabaret être aux chrétiens ce que l’arche de Noé fut à ceux que Dieu voulut sauver du déluge. »

Ce cabaretier Théodote se promenant près du fleuve Halis avec ses convives vers un bourg voisin de la ville d’Ancyre, « un gazon frais et mollet leur présentait un lit délicieux ; une source qui sortait à quelques pas de là au pied d’un rocher, et qui, par une route couronnée de fleurs, venait se rendre auprès d’eux pour les désaltérer, leur offrait une eau claire et pure. Des arbres fruitiers mêlés d’arbres sauvages leur fournissaient de l’ombre et des fruits, et une bande de savants rossignols, que des cigales relevaient de temps en temps, y formaient un charmant concert, etc. »

Le curé du lieu, nommé Fronton, étant arrivé, et le cabaretier ayant bu avec lui sur l’herbe, « dont le vert naissant était relevé par les nuances diverses du divers coloris des fleurs, dit au curé : « Ah ! père, quel plaisir il y aurait à bâtir ici une chapelle ! — Oui, dit Fronton, mais il faut commencer par avoir des reliques. — Allez, allez, reprit saint Théodote, vous en aurez bientôt, sur ma parole, et voici mon anneau que je vous donne pour gage ; bâtissez vite la chapelle. »

Le cabaretier avait le don de prophétie, et savait bien ce qu’il disait. Il s’en va à la ville d’Ancyre, tandis que le curé Fronton se met à bâtir. Il y trouve la persécution la plus horrible, qui durait depuis très longtemps. Sept vierges chrétiennes, dont la plus jeune avait soixante et dix ans, venaient d’être condamnées, selon l’usage, à perdre leur pucelage par le ministère de tous les jeunes gens de la ville. La jeunesse d’Ancyre, qui avait probablement des affaires plus pressantes, ne s’empressa pas d’exécuter la sentence. Il ne s’en trouva qu’un qui obéit à la justice. Il s’adressa à sainte Thécuse, et la mena dans un cabinet avec une valeur étonnante. Thécuse se jeta à ses genoux, et lui dit : « Pour Dieu, mon fils, un peu de vergogne ; voyez ces yeux éteints, cette chair demi-morte, ces rides pleines de crasse, que soixante et dix ans ont creusées sur mon front, ce visage couleur de terre.... Quittez des pensées si indignes d’un jeune homme comme vous ; Jésus-Christ vous en conjure par ma bouche ; il vous le demande comme une grâce, et si vous la lui accordez vous pouvez attendre tout de sa reconnaissance. » Ce discours de la vieille et son visage firent rentrer tout à coup l’exécuteur en lui-même. Les sept vierges ne furent point déflorées.

Le gouverneur irrité chercha un autre supplice ; il les fit initier sur-le-champ aux mystères de Diane et de Minerve. Il est vrai qu’on avait institué de grandes fêtes en l’honneur de ces divinités ; mais on ne connaît point dans l’antiquité les mystères de Minerve et de Diane. Saint Nil, intime ami du cabaretier Théodote, auteur de cette histoire merveilleuse, n’était pas au fait.

On mit, selon lui, les sept belles demoiselles toutes nues sur le char qui portait la grande Diane et la sage Minerve au bord d’un lac voisin. Le Thucydide saint Nil paraît encore ici fort mal informé. Les prêtresses étaient toujours couvertes d’un voile ; et jamais les magistrats romains n’ont fait servir la déesse de la chasteté et celle de la sagesse par des filles qui montrassent aux peuples leur devant et leur derrière.
Saint Nil ajoute que le char était précédé par deux choeurs de ménades qui portaient le thyrse en main. Saint Nil a pris ici les prêtresses de Minerve pour celles de Bacchus. Il n’était pas versé dans la liturgie d’Ancyre.

Le cabaretier, en entrant dans la ville, vit ce funeste spectacle, le gouverneur, les ménades, la charrette, Minerve, Diane, et les sept pucelles. Il court se mettre en oraison dans une butte avec un neveu de sainte Thécuse. Il prie le ciel que ces sept dames soient plutôt mortes que nues. Sa prière est exaucée ; il apprend que les sept filles, au lieu d’être déflorées, ont été jetées dans le lac, une pierre au cou, par ordre du gouverneur. Leur virginité est en sûreté. « A cette nouvelle, le saint se relevant de terre, et se tenant sur les genoux, tourna ses yeux vers le ciel ; et parmi les divers mouvements d’amour, de joie et de reconnaissance qu’il ressentait, il dit : « Je vous rends a grâces, Seigneur, de ce que vous n’avez pas rejeté la prière de votre serviteur. »

« Il s’endormit, et pendant son sommeil, sainte Thécuse, la plus jeune des noyées, lui apparut. « Eh quoi ! mon fils Théodote, lui dit-elle, vous dormez sans penser à nous ! avez-vous oublié sitôt les soins que j’ai pris de votre jeunesse ? Ne souffrez pas, mon cher Théodote, que nos corps soient mangés des poissons. Allez au lac, mais gardez-vous d’un traître. »

Ce traître était le propre neveu de sainte Thécuse.

J’omets ici une foule d’aventures miraculeuses qui arrivèrent au cabaretier, pour venir à la plus importante. Un cavalier céleste armé de toutes pièces, précédé d’un flambeau céleste, descend du haut de l’empyrée, conduit au lac le cabaretier au milieu des tempêtes, écarte tous les soldats qui gardaient le rivage, et donne le temps à Théodote de repêcher les sept vieilles et de les enterrer.

Le neveu de Thécuse alla malheureusement tout dire. On saisit Théodote ; on essaya en vain pendant trois jours tous les supplices pour le faire mourir ; on ne put en venir à bout qu’en lui tranchant la tête, opération à laquelle les saints ne résistent jamais.

Il restait de l’enterrer. Son ami le curé Fronton, à qui Théodote, en qualité de cabaretier, avait donné deux outres remplies de bon vin, enivra les gardes et emporta le corps. Alors Théodote apparut en corps et en âme au curé : « Eh bien, mon ami, lui dit-il, ne t’avais-je pas bien dit que tu aurais des reliques pour ta chapelle ? »

C’est là ce que rapporte saint Nil, témoin oculaire, qui ne pouvait être ni trompé ni trompeur ; c’est là ce que transcrit dom Ruinart comme un acte sincère. Or tout homme sensé, tout chrétien sage lui demandera si on s’y serait pris autrement pour déshonorer la religion la plus sainte, la plus auguste de la terre, et pour la tourner en ridicule.

Je ne parlerai point des onze mille vierges ; je ne discuterai point la fable de la légion thébaine, composée, dit l’auteur, de six mille six cents hommes, tous chrétiens venant d’Orient par le mont Saint-Bernard, martyrisée l’an 286, dans le temps de la paix de l’Église la plus profonde, et dans une gorge de montagnes où il est impossible de mettre trois cents hommes de front ; fable écrite plus de cinq cent cinquante ans après l’événement ; fable dans laquelle il est parlé d’un roi de Bourgogne qui n’existait pas ; fable enfin reconnue pour absurde par tous les savants qui n’ont pas perdu la raison.

Je m’en tiendrai au prétendu martyre de saint Romain.

Du martyre de saint Romain. — Saint Romain voyageait vers Antioche ; il apprend que le juge Asclépiade faisait mourir les chrétiens. Il va le trouver, et le défie de le faire mourir. Asclépiade le livre aux bourreaux : ils ne peuvent en venir à bout. On prend enfin le parti de le brûler. On apporte des fagots. Des Juifs qui passaient se moquent de lui ; il lui disent que Dieu tira de la fournaise Sidrac, Misac et Abdenago, mais que Jésus-Christ laisse brûler ses serviteurs ; aussitôt il pleut, et le bûcher s’éteint.

L’empereur, qui cependant était alors à Rome, et non dans Antioche, dit « que le ciel se déclare pour saint Romain, et qu’il ne veut rien avoir à démêler avec le Dieu du ciel.» Voilà, continue le légendaire, notre Ananias délivré du feu aussi bien que celui des Juifs. Mais Asclépiade, homme sans honneur, fit tant par ses basses flatteries, qu’il obtint qu’on couperait la langue à saint Romain. Un médecin qui se trouva là coupe la langue au jeune homme, et l’emporte chez lui proprement enveloppée dans un morceau de soie.

L’anatomie nous apprend, et l’expérience le confirme, qu’un homme ne peut vivre sans langue.

Romain fut conduit en prison. On nous a lu plusieurs fois que le Saint-Esprit descendit en langue de feu ; mais saint Romain qui balbutiait comme Moïse, tandis qu’il n’avait qu’une langue de chair, commença à parler distinctement dès qu’il n’en eut plus.

On alla conter le miracle à Asclépiade comme il était avec l’empereur. Ce prince soupçonna le médecin de l’avoir trompé ; le juge menaça le médecin de le faire mourir. « Seigneur, lui dit-il, j’ai encore chez moi la langue que j’ai coupée à cet homme ; ordonnez qu’on m’en donne un qui ne soit pas comme celui-ci sous une protection particulière de Dieu ; permettez que je lui coupe la langue jusqu’à l’endroit où celle-ci a été coupée ; s’il n’en meurt pas, je consens qu’on me fasse mourir moi-même. » Là-dessus on fait venir un homme condamné à mort ; et le médecin, ayant pris la mesure de la langue de Romain, coupe à la même distance celle du criminel ; mais à peine avait-il retiré son rasoir que le criminel tombe mort. Ainsi le miracle fut avéré, à la gloire de Dieu et à la consolation des fidèles. »

Voilà ce que dom Ruinart raconte sérieusement. Prions Dieu pour le bon sens de dom Ruinart.

Section II.

Comment se peut-il que dans le siècle éclairé où nous sommes, on trouve encore des écrivains savants et utiles qui suivent pourtant le torrent des vieilles erreurs, et qui gâtent des vérités par des fables reçues ? Ils comptent encore l’ère des martyrs de la première année de l’empire de Dioclétien, qui était alors bien éloigné de martyriser personne. Ils oublient que sa femme Prisca était chrétienne ; que les principaux officiers de sa maison étaient chrétiens, qu’il les protégea constamment pendant dix-huit années ; qu’ils bâtirent dans Nicomédie une église plus somptueuse que son palais ; et qu’ils n’auraient jamais été persécutés s’ils n’avaient outragé le césar Galérius.

Est-il possible qu’on ose redire encore que Dioclétien mourut de rage, de désespoir et de misère, lui qu’on vit quitter la vie en philosophe comme il avait quitté l’empire ; lui qui, sollicité de reprendre la puissance suprême, aima mieux cultiver ses beaux jardins de Salone que de régner encore sur l’univers alors connu ?

O compilateurs ! ne cesserez-vous point de compiler ? vous avez utilement employé vos trois doigts : employez plus utilement votre raison.

Quoi ! vous me répétez que saint Pierre régna sur les fidèles à Rome pendant vingt-cinq ans, et que Néron le fit mourir la dernière année de son empire, lui et saint Paul, pour venger la mort de Simon le magicien à qui ils avaient cassé les jambes par leurs prières !

C’est insulter le christianisme que de rapporter ces fables, quoique avec une très bonne intention.

Les pauvres gens qui redisent encore ces sottises sont des copistes qui remettent en in-octavo ou en in-douze d’anciens in-folio que les honnêtes gens ne lisent plus, et, qui n’ont jamais ouvert un livre de saine critique. Ils ressassent les vieilles histoires de l’Église ; ils ne connaissent ni Middleton, ni Dodwell, ni Brucker, ni Dumoulin, ni Fabricius, ni Grabe, ni même Dupin, ni aucun de ceux qui ont porté depuis peu la lumière dans les ténèbres.

Section III.

On nous berne de martyres à faire pouffer de rire. On nous peint les Titus, les Trajan, les Marc-Aurèle, ces modèles de vertu comme des monstres de cruauté. Fleury, abbé du Loc-Dieu, a déshonoré son histoire ecclésiastique par des contes qu’une vieille femme de bon sens ne ferait pas à des petits enfants.

Peut-on répéter sérieusement que les Romains condamnèrent sept vierges de soixante et dix ans chacune à passer par les mains de tous les jeunes gens de la ville d’Ancyre, eux qui punissaient de mort les vestales pour la moindre galanterie ?

C’est apparemment pour faire plaisir aux cabaretiers qu’on a imaginé qu’un cabaretier chrétien, nommé Théodote, pria Dieu de faire mourir ces sept vierges plutôt que de les exposer à perdre le plus vieux des pucelages. Dieu exauça le cabaretier pudibond, et le proconsul fit noyer dans un lac les sept demoiselles. Dès qu’elles furent noyées, elles vinrent se plaindre à Théodote du tour qu’il leur avait joué, et le supplièrent instamment d’empêcher qu’elles ne fussent mangées des poissons. Théodote prend avec lui trois buveurs de sa taverne, marche au lac avec eux, précédé d’un flambeau céleste et d’un cavalier céleste, repêche les sept vieilles, les enterre, et finit par être décapité.

Dioclétien rencontre un petit garçon nommé saint Romain qui était bègue ; il veut le faire brûler parce qu’il était chrétien ; trois Juifs se trouvent là et se mettent à rire de ce que Jésus-Christ laisse brûler un petit garçon qui lui appartient ; ils crient que leur religion vaut mieux que la chrétienne, puisque Dieu a délivré Sidrac, Misac et Abdenago de la fournaise ardente ; aussitôt les flammes qui entouraient le jeune Romain, sans lui faire mal, se séparent et vont brûler les trois Juifs.

L’empereur tout étonné dit qu’il ne veut rien avoir à démêler avec Dieu ; mais un juge de village moins scrupuleux condamne le petit bègue à avoir la langue coupée. Le premier médecin de l’empereur est assez honnête pour faire l’opération lui-même ; dès qu’il a coupé la langue au petit Romain, cet enfant se met à jaser avec une volubilité qui ravit toute l’assemblée en admiration.

On trouve cent contes de cette espèce dans les martyrologes. On a cru rendre les anciens Romains odieux, et on s’est rendu ridicule. Voulez-vous de bonnes barbaries bien avérées, de bons massacres bien constatés, des ruisseaux de sang qui aient coulé en effet, des pères, des mères, des maris, des femmes, des enfants à la mamelle réellement égorgés et entassés les uns sur les autres ? monstres persécuteurs, ne cherchez ces vérités que dans vos annales : vous les trouverez dans les croisades contre les Albigeois, dans les massacres de Mérindol et de Cabrières, dans l’épouvantable journée de la Saint-Barthélemy, dans les massacres de l’Irlande, dans les vallées des Vaudois. Il vous sied bien, barbares que vous êtes, d’imputer au meilleur des empereurs des cruautés extravagantes, vous qui avez inondé l’Europe de sang, et qui l’avez couverte de corps expirants, pour prouver que le même corps peut être en mille endroits à la fois, et que le pape peut vendre des indulgences ! Cessez de calomnier les Romains vos législateurs, et demandez pardon à Dieu des abominations de vos pères.

Ce n’est pas le supplice, dites-vous, qui fait le martyre, c’est la cause. Eh bien, je vous accorde que vos victimes ne doivent point être appelées du nom de martyr, qui signifie témoin ; mais quel nom donnerons-nous à vos bourreaux ? Les Phalaris et les Busiris ont été les plus doux des hommes en comparaison de vous : votre inquisition, qui subsiste encore, ne fait-elle pas frémir la raison, la nature, la religion ? Grand Dieu ! si on allait mettre en cendre ce tribunal infernal, déplairait-on à vos regards vengeurs ?




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© IMV Genève | 01.07.2006