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Le présent
article est dû à la plume de M. François
Jacob, conservateur de l’Institut. Il fait suite à une
conférence prononcée voici une dizaine d’années
dans le cadre du séminaire de M. Tanguy L’Aminot
sur les « antirousseauismes » :
un volume sur ce sujet est prévu dans les prochains
mois.
S’il est un domaine qui a donné naissance au plus
virulent des antirousseauismes, c’est bien le domaine musical.
Rousseau, d’ailleurs, est-il véritablement compositeur ?
On en doute encore. Accusé tour à tour d’incompétence
ou de plagiat, relégué dans la foule de ces musiciens
de second ordre voués à l’Opéra comique,
le Citoyen de Genève fait toujours l’objet d’interrogations,
voire d’interpellations véhémentes. Il demeure,
deux siècles et demi après le passage des Bouffons,
au centre d’une querelle permanente.
Ses contradicteurs,
dont les plus célèbres, outre Rameau, ont pour nom Caux de Cappeval,
Chabanon ou Chastellux, n’ont certes pas pour ambition de réfuter
la totalité d’un système dont chacun s’accorde à penser
qu’il dépasse, et de loin, le seul domaine artistique : ils
semblent au contraire vouloir procéder par d’infinis morcellements.
Incapables de rivaliser en théorie avec l’auteur de l’Essai
sur l’origine des langues, ils le dépouillent peu à peu
de toute prétention musicale et le rejettent, avec sa notation chiffrée,
son Devin et sa bile, dans le coin -à leur goût trop
bruyant- des seuls philosophes.
Trois accusations
semblent d’ailleurs marquer, pour ne pas dire rythmer, toute la vie de
Rousseau. La première est celle de l’imposture, et couvre
les premiers essais du musicien : le temps fort en reste la réception
du jeune compositeur chez La Pouplinière, en 1745. La seconde est celle
de l’indécence : indécence des propos tenus par « un
petit homme sans talents décidés (1) » et
qui s’oppose non seulement à Rameau, mais à la nation tout
entière, ainsi qu’à sa musique. La troisième est
enfin celle de l’inconséquence d’un homme dont
on comprend mal qu’il apprécie tant les partitions de Gluck, vingt
ans seulement après avoir si âprement défendu les miaulements
(2) ultramontains.
Dans
une lettre du 29 juin 1732, le jeune Jean-Jacques, arrivé à Besançon,
fait part à madame de Warens, non sans enthousiasme, de
sa rencontre avec l’abbé Blanchard. Il est vrai
que les projets d’avenir de l’abbé s’accompagnent
de promesses de service qui ne laissent pas indifférent
le jeune néophyte :
«Il
m’a dit qu’il partirait dans un mois pour Paris,
où il va remplir le quartier de M. Campra, qui est malade,
et comme il est fort âgé, M. Blanchard se flatte
de lui succéder en la charge d’Intendant premier
Maître de Quartier de la Musique de Chambre du Roi, et
Conseiller de S.M. en ses Conseils ; il m’a donné sa
parole d’honneur, qu’au cas que ce projet lui réussisse,
il me procurera un appointement dans la Chapelle, ou dans la
Chambre du Roi, au bout du terme de deux ans le plus tard; ce
sont là des postes brillants et lucratifs, qu’on
ne peut assez ménager : aussi l’ai-je très
fort remercié, avec assurance que je n’épargnerai
rien pour m’avancer de plus en plus dans la composition,
pour laquelle il m’a trouvé un talent merveilleux.(3) »
« Appointement », « postes
brillants et lucratifs » : le goût de la
musique et la sincérité dont se prévaudra,
vingt ans plus tard, le pourfendeur de la musique française,
le cèdent en tout point au désir de faire carrière.
Le brio de l’exécution sous-tend et soutient la
magie d’une composition appelée à charmer,
dans l’esprit du jeune concertant, tout ou partie de la
Cour. Première imposture, si l’on veut, puisque
c’est bien à Besançon qu’il commence à « faire
le petit Venture (4) » et
qu’il ne s’agit que de se pousser dans le monde,
de parvenir, par la musique, à une vaine notoriété.
Si Jean-Jacques veut avancer, l’état de musicien
n’est d’ailleurs pas le meilleur moyen : Madame
de Warens le lui rappelle avec force, en un refrain que vient
fixer, trente ans après l’événement,
le texte des Confessions :
«Quitter un poste honnête
et d’un revenu fixe pour
courir après des écoliers incertains était
un parti trop peu sensé pour plaire à Maman. Même
en supposant mes progrès futurs aussi grands que je me
les figurais, c’était borner bien modestement mon
ambition que de me réduire pour la vie à l’état
de Musicien. Elle qui ne formait que des projets magnifiques
(…) me voyait avec peine occupé sérieusement
d’un talent qu’elle trouvait si frivole, et me répétait
souvent ce proverbe de province, un peu moins juste à Paris,
que qui bien chante et bien danse fait un métier qui
peu avance(5). »
C’est à Lausanne,
on le sait, que l’imposture prend fin. L’intervention
du symphoniste Lutold, à la fois « bon homme(6) » (il
recueille l’entière confession du malheureux compositeur)
et parjure (« Dès le même soir tout Lausanne
sut qui j’étais(7) »)
clôt cette période de doutes, de subterfuges, voire
de substitutions d’identité. Les sentiments du jeune
homme s’éclaircissent dès lors que s’éloigne
le rêve de sa possible élévation. Le narrateur
des Confessions signale ainsi, à l’issue
de l’épisode lausannois, qu’il désirait
retrouver madame de Warens « ...non seulement pour
le besoin de [sa] subsistance, mais bien plus pour le besoin
de [son] coeur (8). »
Les circonstances
de l’échec de Rousseau chez les La Pouplinière sont bien
connues, tant par le récit du septième livre des Confessions que
par les propres conclusions de Rameau, telles qu’elles apparaissent dans
ses Erreurs sur la musique dans l’Encyclopédie. Or, si
la réception de 1745 rend pour la première fois explicite la
dénonciation, récurrente par la suite, de plagiat, elle offre
du même coup au musicien en devenir une identité véritable.
Vaussore de Villeneuve n’était, on le sait, que le pâle
fantôme de son frère aventurier : l’auteur des Muses
galantes sera, quant à lui, l’adversaire désigné d’un
système dont la faille est de s’incarner en un seul homme. Faille,
et bientôt faillite. Mais nous n’en sommes pas encore là.
Rousseau, en 1745, est accusé, et non accusateur.
Selon le
chef d’orchestre suisse Samuel Baud-Bovy, la présentation des Muses
galantes chez les La Pouplinière a précisément coïncidé,
dans l’esprit de Rameau, avec la prescience d’un danger : « Il
faut être bien ignorant des engouements qui peuvent fausser l’échelle
des valeurs dans un milieu d’amateurs mondains qui ne doivent leur influence
qu’à leur position sociale, pour ne pas concevoir que (…)
Rameau ait pu craindre de se voir supplanté dans les faveurs des La
Pouplinière par ce jeune musicien, au regard si vif, auquel un jésuite
mathématicien et esthète, le Père Castel, avait conseillé de
voir s’il ne réussirait pas mieux du côté des femmes
que de celui des musiciens(9) ... »
Rousseau,
ainsi nié une première fois en sa qualité de musicien,
voit, le 22 décembre de la même année, son nom effacé du
programme des Fêtes de Ramire, auxquelles il avait pourtant
collaboré(10). Nom qui
reparaîtra, trois ans plus tard, en 1748, lorsqu’on lui demande,
après le refus de Rameau, de participer à l’Encyclopédie.
Il s’agit, cette fois, non plus de se produire, mais de produire, en
deçà même du travail de composition, les linéaments
d’une théorie qu’on retrouve aujourd’hui, en fragments épars,
dans le Dictionnaire de musique et l’Essai sur l’origine
des langues.
Commence
alors le temps de l’indécence : le
terme est emprunté à Robinot qui se demande, dans
sa Lettre d’un Parisien... si Rousseau n’a
pas voulu « ...copier l’indécence des
anciens bourgeois de Rome.(11) » Que
Jean-Jacques ait songé à rédiger ses premiers
articles peu avant le troisième passage des Bouffons en
France ne serait qu’anecdotique s’il n’y avait
là conjonction d’une interrogation de fond (les
rapports étroits de la musique et de la langue) et d’une
particularité formelle (la violence des débats).
Par ailleurs, de même qu’au temps de l’imposture
le petit monde des La Pouplinière -et, au-delà,
l’univers mondain décrit par Samuel Baud-Bovy- gravitait
autour de Rameau, c’est désormais autour du seul
genevois, ou plutôt contre lui, qu’on fait flèche
de tout bois.
On lui reproche
d’abord son éclectisme. Comment un vulgaire copiste de musique
pourrait-il s’improviser compositeur ? Comment pourrait-il, au même
moment, écrire une Lettre sur la musique française dont
la violence, la plupart des observateurs le notent, n’a d’égale
que l’ineptie ? Caveirac associe ainsi le copiste, dont on ne fait
que rire, au plagiaire, que d’aucuns dénoncent. La formule, enveloppée
dans une ample consécutive, reste pourtant quelque peu ambiguë : « il
s’enferma dans un cinquième étage, où il s’exerçait à copier
de la musique. Il en possède le talent à un degré si éminent,
que l’on peut dire pour plus d’une raison qu’il est excellent
copiste (12)… »
Elle devient
nettement plus claire quelques lignes plus loin. Un chiasme achève en
effet de lever les derniers doutes, et le remplacement du terme « copiste » par
ses variantes isolexicales confère à la copie un sens à la
fois plus restrictif et plus agressif : « Il faut convenir
qu’à force de copier les grands modèles, il s’est
rendu un original sans copie. (13) »
Rousseau
se défendra, dans les Dialogues, de ce type d’accusation.
Loin de se disperser en préférant à une activité unique
une somme d’occupations diverses, fussent-elles centrées sur le
même objet, le musicien acquiert par cette multiplicité d’intérêts
l’expérience qui garantit le sérieux de ses observations
et leur offre du même coup une plus grande cohérence : « Il
passa une grande partie de sa vie parmi les artistes et les amateurs, tantôt
composant de la musique dans tous les genres en diverses occasions, tantôt écrivant
sur cet art, proposant des vues nouvelles, donnant des leçons de composition,
constatant par des épreuves l’avantage des méthodes qu’il
proposait, et toujours se montrant instruit dans toutes les parties de l’art
plus que la plupart de ses contemporains, dont plusieurs étaient à la
vérité plus versés que lui dans quelque partie, mais dont
aucun n’en avait si bien saisi l’ensemble et suivi la liaison. (14) »
C’est à Chabanon
que reviendra cependant le dernier mot. Si la grande diversité de
vue et d’idées imposée au musicien par Rousseau
peut se concevoir sur le strict plan théorique, elle est
en revanche inaccessible à l’artiste, qu’il
s’agisse du simple exécutant, d’abord astreint
aux contraintes rigoureuses de son art, ou du compositeur. C’est
sur l’étude de la langue que Chabanon appuie sa
démonstration : « M. Rousseau recommande à l’artiste
musicien d’étudier l’accent grammatical, l’accent
oratoire ou passionné, l’accent dialectique, et
d’y joindre ensuite l’accent musical. Je crains bien
que l’artiste qui se dévouerait à ces études
préliminaires, n’eût pas le temps d’arriver
jusqu’à celle de son art. Quel est le musicien qui
s’est rendu grammairien, orateur, acteur tragique et comique,
avant d’adapter ses chants à des paroles? (15) »
Disparition
de toute allusion perfide à un possible plagiat, décentrage du
discours, où le personnage de Rousseau n’est plus que le défenseur
d’une idée particulière, affinement du propos et modalisation
plus sensible de la critique : les trente ans qui séparent la période
de la Querelle de la publication de l’ouvrage de Chabanon ont évidemment
dissipé, malgré la flambée gluckiste, les épaisses
fumées de la discorde.
Celle-ci
tendait d’ailleurs, dès 1753, à s’embourber
dans une argumentation ad hominem des plus acerbes.
Il suffit, pour s’en convaincre, de noter l’ardeur
avec laquelle bon nombre de commentateurs s’attardent sur
la nationalité de Rousseau. Certes, l’isolement
ainsi réalisé met doublement en valeur le citoyen
de Genève. C’est ce que comprend peut-être
Pierre de Morand lorsqu’il rapporte, dans sa Justification
de la musique française... le mot d’un « Bel
Esprit » selon lequel « ...on ne tue pas
les insectes à coups de canon. » (16)
Yzo, anagramme
et pseudonyme du comte Ozy, ouvre néanmoins sa Lettre... par
une attaque des plus sévères, mais où la fulmination,
voire la rage, dissimulent assez mal la vanité des arguments. L’intérêt
d’un tel écrit réside moins dans le débat qu’il
vivifie que dans l’acidité du ton qu’il impose, dès
le départ. Le retour obsessionnel du pronom « nous » y
crée, d’abord implicitement, un sentiment d’appartenance
nationale, un front commun, si l’on veut, où puissent se reconnaître
les gens pourvus d’une même qualité (le goût) et décidés,
ou destinés, à pourfendre l’étranger : « Un
citoyen d’une République voisine, aussi zélé pour
nous que s’il fût né sous le même gouvernement, nous
tire d’une erreur, où sans lui nous aurions peut-être été plongés
toujours : il nous apprend que nous avons cru trouver du chant où il
n’y avait que des cris, et que nous avons réellement bâillé d’ennui,
tandis que nous pensions être transportés d’admiration.(17) »
On voit
aisément se profiler, sous l’appréciation esthétique,
la perception, moins de quarante ans avant la révolution, d’un
réel danger politique. Rousseau, à son corps défendant,
en est le catalyseur: la république de Genève, aussi éloignée
des principes du Royaume qu’elle est géographiquement proche de
lui, ne peut qu’éveiller les soupçons. Que l’un de
ses représentants remette en question l’un des domaines où se
forge, de manière privilégiée, avant de se figer, l’image-même
de la France, et l’on assiste -c’est le cas en 1753- à toutes
sortes de débordements. Travenol, dans une accumulation de groupes possessifs,
radicalise d’ailleurs le front unitaire dessiné par le comte Ozy : « comment
ose-t-il débiter publiquement de pareilles singularités, et s’associer à notre
Nation pour l’insulter? Il dit pourtant notre Nation, notre
Musique, notre Langue. Depuis quand se croit-il naturalisé parmi
nous, et à quel titre aurait-il mérité de l’être? (18) »
Grimm
n’est évidemment guère mieux traité que
son allié du moment. Pierre de Morand les unit tous deux
pour, à la faveur d’un tour paronomastique, les
exclure à la fois des débats et du pays. La menace
est cette fois religieuse, et l’ombre de quelque bûcher
risque fort d’obscurcir, si l’on en croit l’auteur
de la Justification de la musique française...,
certain rêve germanique : « mais à présent
que la prédication suit la prédiction, et que Jean-Jacques
se déclare le ministre de ce nouvel Evangile: je sors
de ma retraite pour lui rappeler que depuis la révocation
de l’Edit de Nantes, les Prédicants de son pays
sont mal reçus en France.(19) » La
formule adoptée dès 1752 par Jean-Baptiste Jourdan,
dans son Correcteur des Bouffons..., pourrait, à elle
seule, résumer toute cette partie de la Querelle : « Quoiqu’il
en soit, Messieurs les Allemands et Messieurs les Suisses, vous
ne parviendrez point à nous dépouiller de notre
Musique vocale, que nous aimons parce que c’est
la nôtre, et qu’une autre Musique ne ferait
que grimacer sur nos paroles. (20) »
La Lettre
sur la musique française est donc doublement inopportune :
d’abord, elle vient déranger l’ordre d’une
nation dont on pouvait penser qu’elle serait ménagée,
au nom de la simple reconnaissance, par le Citoyen de Genève ;
mais elle tranche surtout par son ton agressif et pamphlétaire,
c’est-à-dire, pour reprendre l’expression
de Cazotte, par son indécence : « Il
y a dans tout l’ouvrage que vient de donner M. Rousseau
du style, de la méthode, et des choses pensées.
Il y en a de vraies, qui avaient été aperçues
par les gens instruits : mais le tout est déshonoré par
un ton cynique, par des dérisions fausses, outrées,
et indécentes. (21) »
La
violence de la Lettre sur la musique française et
la passion manifestée par son auteur pour la musique italienne
auraient pour seule origine, si l’on en croit l’abbé Laugier, « l’amour
de la singularité (22) ».
Il s’agirait de rechercher, voire de revendiquer un certain
isolement, de se placer, fût-ce pour une mauvaise cause,
en pleine lumière. Hypothèse qui viendrait mettre
un point final à la quête d’un succès
magnifié, quelque vingt ans plus tôt, par le jeune
protégé de madame de Warens. Mais hypothèse
qui laisserait dans l’ombre le seul être auquel Rousseau
se soit réellement opposé.
Opposé,
ou plutôt imposé: l’ardeur du philosophe genevois, lors
de la Querelle des Bouffons, n’a d’égale en effet que la
déception du jeune musicien chez les La Pouplinière, quelques
années plus tôt. Les Muses galantes, évidemment
très proches, dans le temps et le titre, des Indes galantes de
1735, n’avaient pas permis au jeune compositeur d’être apprécié de
Rameau, destinataire réel de son oeuvre. Est-il dès lors interdit
de penser que la Lettre sur la musique française n’est
qu’une réponse ordonnée au Traité de l’harmonie de
1722 ? Rousseau n’a-t-il pas d’ailleurs commencé, dès
1749, dans les premiers articles destinés à l’Encyclopédie, à réfuter
l’auteur de Dardanus ? Tous les écrits, tous les
libelles, toutes les manoeuvres qui mènent à la sédition
de 1753 (date de publication de la Lettre d’un symphoniste)
ne sont, en fait, qu’une tentative de séduction. L’idée,
très explicitement formulée par, entre autres, Samuel Baud-Bovy,
n’est pas nouvelle. Il avait d’ailleurs fallu peu de temps à quelques-uns
des contemporains de Rousseau pour analyser chez lui ce que Bachaumont définit,
il est vrai à propos d’Emile, comme un art du paradoxe : « On
lui reproche de soutenir des paradoxes ; c’est en partie à l’art
séduisant qu’il y emploie, qu’il doit peut-être sa
grande célébrité ; il ne s’est fait connaître
avec distinction que depuis qu’il a pris cette voie. (23) »
Tout autre
est l’explication donnée, en 1773, par Chastellux. C’est
dans une des notes liminaires de sa traduction de l’Essai sur l’Opéra d’Algarotti
qu’il s’étonne de la disparité de goût du comte
italien et du philosophe genevois. La musique française, selon ce dernier,
ne serait plus réservée, vingt ans après le passage des
Bouffons, qu’aux « imbéciles (24) » et
aux « esprits lourds et gothiques (25) » -musique
que Jean-Jacques avait pourtant prisée, avant de connaître l’italienne.
Chastellux peut alors conclure : non seulement Rousseau ne se distingue
pas de ses semblables, mais il est tout au contraire mêlé à la
foule, et même à la foule d’un soir, une foule d’ignorants,
bien sûr, très peu apte à masquer sa honte : « M.
Rousseau, étranger dans l’Italie, malgré le long séjour
qu’il y a fait, a très bien pu se laisser entraîner par
l’enthousiasme du Vulgaire, qui dans ce pays comme partout ailleurs,
trouve admirable ce qu’on fait chez soi ; d’ailleurs, il avoue
lui-même qu’il avait été passionné pour la
musique française jusqu’au moment où il entendit l’italienne.
Or, il est assez ordinaire que lorsqu’on vient à changer d’opinion,
la honte et le dépit qu’on éprouve d’avoir embrassé chaudement
une erreur, inspire des transports encore plus violents de zèle et d’enthousiasme
pour la vérité qu’on croit avoir découverte ;
et tel est le cas où se trouve M. Rousseau, qui critique avec tant d’aigreur
la Musique et la Poésie françaises, et qui les voit toutes deux
si parfaites chez les Italiens (26). »
Il
est possible de dater de cette traduction de Chastellux l’entrée
dans l’ère de l’inconséquence.
Inconséquence parce que l’intérêt manifesté par
Rousseau à l’égard des partitions de Gluck
semble aller à l’encontre de son goût immodéré pour
l’Italie. Inconséquence aussi parce que cette décennie
voit remettre en question la légitimité musicale
du Devin du village (on s’interroge ainsi, en
1777, dans les colonnes du Journal de Paris, sur la
nature exacte de l’oeuvre) et sa place dans le parcours
esthétique et artistique du Citoyen de Genève.
Certes,
cette affaire du Devin est de loin antérieure à l’arrivée
de Gluck à Paris ou à la naissance du journal de Corancez. Les
critiques, dès la première parisienne du 1er mars 1753, mettent
en relief sinon l’inconséquence de Rousseau, du moins la « singularité » qui
consiste chez lui, malgré ses fulminations, à vouloir écrire
un opéra français. C’est ainsi qu’un certain « chevalier
d’Oginville » (en qui Barbier croit reconnaître René de
Bonneval) publie, dès 1753, une brochure de dix-neuf pages, violente à souhait,
et qui pose, sous forme d’interrogations persistantes, le problème
du Devin : « Plus on réfléchit sur le
caractère du sieur Rousseau, plus on est surpris de sa singularité.
Il trouve notre musique maussade. Il décide qu’il est impossible
d’en faire de bonne dans notre langue. Il entreprend une Pastorale, il
fait musique et paroles. On l’applaudit, sa Musique est-elle bonne ?
A-t-il fait l’impossible ? Aura-t-il fait le médecin malgré lui ?
(27) »
Pellegrin,
dans sa Dissertation sur la musique française et italienne,
ne dit pas autre chose. Après avoir remarqué que « le
sieur Rousseau...s’est démenti, dans son Devin
du village, pour y avoir suivi dans la grande partie le
goût français (28) »,
il conclut, sur « l’ingénieux mais paradoxique
( 29) » genevois,
d’une formule définitive : « il
pratique le contraire de ce qu’il conseille. Aliter
scribit aliter sensit. (30) »
Assertion évidemment
erronée, si l’on considère que Rousseau, dans le Devin,
a voulu appliquer le principe de l’unité de mélodie, clef
de voûte de toute sa théorie musicale. Mais affirmation non dénuée
d’intérêt, en ce qu’elle pose -ou relance- l’éternel
problème de la vertu musicale de telle ou telle langue. Comment oublier
que Rousseau, dans une lettre datée du 8 avril 1771, après avoir
remercié Burney de son envoi d’une Passion de Jommelli, se montre
peu enthousiaste quant à l’adaptation anglaise du Devin, « ...impossible à traduire
avec succès dans une autre langue. (31) »
De nombreux
observateurs n’ont garde d’oublier, à la même période,
la présence de Rousseau, à la fois répétée
et remarquée, aux opéras de Gluck. Depuis les deux premières
représentations d’Iphigénie en Aulide, en avril
1774, jusqu’à la première d’Alceste en français,
le 23 avril 1776, Jean-Jacques est un spectateur des plus assidus. L’animosité passée
du citoyen de Genève semble s’être évanouie, et « l’humeur » de
ses anciens adversaires disparaît à son tour. François
de Chambrier se fait l’écho de cette harmonie retrouvée : « [J.-J.]...est
tout Gluck, vous le verriez dans un enthousiasme tonnant lorsqu’il parle
de sa musique, aussi ne manque-t-il pas une représentation de l’opéra
depuis que Gluck est sur le tapis, car on a rendu à J.-J. ses entrées,
qu’on lui avait ôtées par humeur lors de ses écrits
contre la musique française... (32) »
Ainsi
entraîné, souvent malgré lui, dans la querelle
des Gluckistes et des Piccinistes, l’auteur du Devin est
doublement inconséquent. Il semble d’abord, par
la ferveur qui l’anime à l’écoute des
opéras de Gluck, renier ses attaques passées contre
la musique française : le maître allemand n’en
est-il pas désormais, pour Du Roullet, le meilleur représentant ? (33) Mais
il y a plus : à l’inconséquence liée
au simple écoulement du temps (les Bouffons ne sont plus
qu’un souvenir et Rameau est mort en 1764) se superpose
ou s’adjoint l’ombre d’un doute. Rousseau,
en effet, se montre, dans ses Fragments sur l’Alceste de
Gluck, des plus réservés. Y a t-il, à ce
nouveau paradoxe, un sens réel ? Faut-il y voir le
signe d’une rivalité de fond entre l’auteur
d’Orphée et Eurydice et celui de Pygmalion ?
C’est à propos
de Pygmalion, justement, qu’Olivier Pot hasarde une tentative
de réponse. La découverte des opéras de Gluck aurait permis à Rousseau,
en quittant les seules sphères de la musique italienne, d’approcher
de nouvelles formes, inexploitées jusqu’alors. La scène
lyrique de Pygmalion apparaîtrait du coup comme « ...la
mise en oeuvre allégorique du nouveau destin que Rousseau imaginerait à l’avenir
pour l’opéra pensé en dehors du modèle italien. » (34)
Rousseau
a donc été, durant sa vie, imposteur, indécent,
inconséquent. Il est clair, dans ces conditions, que ses
détracteurs aient eu quelque peine à le confondre.
S’agissait-il de démasquer l’imposture ?
Le citoyen de Genève pouvait se retrancher derrière
un certain nombre d’impératifs théoriques,
base à venir d’un système propre à embrasser
tout le domaine musical, de la composition à l’exécution.
S’avisait-on de dénoncer l’indécence,
voire l’insolence de la Lettre sur la musique française ?
On ne pouvait le faire qu’en des termes eux-mêmes
vindicatifs. Voulait-on critiquer l’inconséquence
de l’auteur du Devin, et son admiration des opéras
de Gluck ? C’était s’enfermer dans un
débat vieux de vingt ans, et ne pas tenir compte d’une évolution à laquelle
le citoyen de Genève fût, lui seul, resté sensible.
S’il
existe un antirousseauisme musical, il ne peut dès lors être que
fragmentaire. Il répond, si l’on veut, à une nécessité de
l’éparpillement, refuse de se constituer en système ordonné et
préfère à l’examen méthodique l’allusion
passagère ou l’opposition apparemment fortuite. Toute sa force
est dans sa forme, qui est d’être à la fois brève
et cadencée. Il se résume à l’art de la note,
tel qu’il est défini par Caux de Cappeval, l’un des adversaires
les plus acharnés de Rousseau, dans son Apologie du goût français
relativement à l’opéra : « De petites
notes philosophiques me paraissent encore indispensables, quand elles ne serviraient
qu’à faire des sorties vives sur l’ennemi pour lui lancer
des bons mots et des sarcasmes : ce qui répand une grâce infinie
sur un ouvrage, et lui donne sa dernière perfection ; ce sont toujours
des troupes légères qui viennent à l’appui de l’Armée :
on ne saurait trop prendre de précaution pour faire passer un paradoxe
révoltant. Citations fausses, historiettes fabriquées, mensonges
hardis ; tout fait arme, tout porte coup. Souvent une petite note
est la botte secrète : on ne s’attend point à cela. (35) »
Le citoyen
de Genève, on le devine, est expressément visé : « C’est
en quoi le Genevois me paraît un savant maître d’escrime.
On a beau dire, de pareilles notes dans un ouvrage sur la Musique française
font honneur à la Philosophie, et j’ai vu telle personne qui ne
voulait lire de toute la Lettre que les notes : c’est avoir
du goût, et n’avoir pas de temps à perdre. Comme tout change!
Aujourd’hui les Poètes sont Philosophes, et les Philosophes font
des Satires. (36) »
>>> suite
(1) [Louis
TRAVENOL], Arrêt
du Conseil d’Etat d’Apollon, rendu en faveur
de l’Orchestre de l’Opéra, contre le nommé Jean-Jacques
Rousseau, copiste de musique, auteur du Devin du village et
de l’Ecrit intitulé Lettre d’un symphoniste...,
Sur le Mont Parnasse, De l’Imprimerie Divine,1753,
p.8, note 3. La plupart des textes publiés lors de
la Querelle des Bouffons ont été reproduits
par Denise Launay dans La Querelle des Bouffons,
rééd. Minkoff, Genève, 1973, 2 tomes.
Nous gardons la pagination des textes d’origine, qui
figurent en reprint.
(2)
La musique italienne est, dès la première heure,
assimilée à un
miaulement discordant. C’est ainsi que le père
Castel parle de « miaulis diapasonné » (Lettres
d’un académicien de Bordeaux sur le fonds de
la musique, à l’occasion de la lettre de M.
R*** sur la musique française, à Londres,
1754).
(3) Correspondance
complète, éd. R.A.Leigh, n°6, 29
juin 1732.
(4)
Confessions, livre
quatrième, dans Oeuvres complètes, Bibliothèque
de la Pléiade, tome I, p.147.
(5) Ibid., livre
cinquième, p. 187.
(6)
Ibid., livre quatrième, p. 149.
(9)
Samuel BAUD-BOVY, « Rousseau
musicien (II) », Jean-Jacques Rousseau et
la musique, textes recueillis et présentés
par Jean-Jacques Eigeldinger, à La Baconnière,
Neuchâtel, 1988, p. 39.
(10)
C’est à cette
occasion, on s’en souvient, qu’il écrit à Voltaire
pour la première fois.
(11)
ROBINOT, Lettre
d’un Parisien contenant quelques réflexions
sur celle de M. Rousseau, chez Philanthrope, à l’Humanité,
1754, p. 13.
(12)
Abbé Jean
Novi de CAVEIRAC, Lettre d’un visigoth à M.
Fréron sur sa dispute harmonique avec M. Rousseau, à Septimaniopolis,
1754, p.7.
(14) Dialogues, dans Oeuvres
complètes, Bibliothèque de la Pléiade,
tome I, p. 677.
(15)
Michel Paul Guy de CHABANON, De la musique considérée
en elle-même et dans ses rapports avec les paroles,
la langue, la poésie et le théâtre, Paris,
1785, p. 75.
(16)
Pierre de MORAND, Justification de la musique française,
contre la Querelle qui lui a été faite par
un Allemand et un Allobroge, La Haye [en fait Paris],
1754, p. 1.
(17)
YZO [Comte OZY], Lettre sur celle de M. Jean-Jacques
Rousseau, citoyen de Genève, sur la musique, Paris,
1754, p. 5.
(18) Louis
TRAVENOL, op.cit., p. 12, note 5.
(19) Pierre
de MORAND, op.cit., p. 23.
(20)
Jean-Baptiste JOURDAN, le Correcteur des Bouffons à l’Ecolier
de Prague, Paris, 1752, p. 18.
(21) Jacques
CAZOTTE, Observations sur la lettre de J.J. Rousseau
au sujet de la musique française, 1753, p. 4.
(22)
[Abbé Marc-Antoine
LAUGIER], Apologie de la musique française contre
M. Rousseau, Paris, 1754, p.19.
(23)
BACHAUMONT, Mémoires
secrets, 22 mai 1762.
(24)
Comte ALGAROTTI, Essai
sur l’Opéra, traduit de l’italien
par Chastellux, Paris, 1773, Préface, p. VII.
(26) Ibid., p.
182, note 12.
(27)
[René de
BONNEVAL], Apologie de la musique et des musiciens
français contre les assertions peu mélodieuses,
peu mesurées, et non fondées du sieur Jean-Jacques
Rousseau, ci-devant citoyen de Genève, par le
chevalier d’Oginville, 1754, pp. 10-11.
(28)
Abbé Simon-Joseph
PELLEGRIN, Dissertation sur la musique française
et italienne, 1754, p. 10.
(31) Correspondance
complète, éd. R.A. Leigh, n°6854,
8 avril 1771; cité par Olivier POT dans son introduction à la Lettre à M.
Burney et aux Fragments d’observations sur
l’Alceste de Gluck, dans Oeuvres
complètes, Bibliothèque de la Pléiade,
t. V, p. CCVII.
(32) Correspondance
complète, éd. R.A. Leigh, n°7036,
06 mai 1774; cité par Olivier POT, op. cit., p.
CCXII.
(33)
Voir par exemple le Mercure d’octobre 1772.
(34)
Olivier POT, op. cit., p. CCXXVI.
(35)
Gilles Montdebert CAUX DE CAPPEVAL, Apologie du
goût
français relativement à l’opéra,
1754, p.8.
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