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Guyétand, épigone...(2)
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par
Benjamin Aubry
Nous publions la deuxième partie de l’article de
Benjamin Aubry, « Guyétand épigone de Voltaire
? » Le texte complet et annoté du Génie
Vengé est accessible ici
en PDF.
L’ombre de Voltaire
plane sur la vie et l’oeuvre de Guyétand. C’est
toutefois dans son poème Le Génie Vengé
que l’influence du patriarche de Ferney est la plus
sensible. La lecture du poème conduit même à
s’interroger : Guyétand ne doit-il pas être
considéré comme un épigone de Voltaire ?
Rappelons que le terme « épigone » renvoie,
à l’origine, au nom des héros grecs de la
seconde expédition menée contre la cité de
Thèbes ; ces grecs s’emparèrent de la ville,
vengeant ainsi leurs pères morts lors du premier siège.
Etymologiquement, l’épigone désigne le descendant,
celui qui est après ; on l’emploie
donc par extension pour parler d’un successeur, voire d’un
imitateur, le terme étant le plus souvent utilisé
dans un contexte péjoratif. Il ne s’agit pas ici
de restreindre l’expression à une seule de ces acceptions,
mais bien de jouer avec les différents sens du mot, en
se demandant si l’on doit considérer Guyétand
comme un pâle imitateur de Voltaire satiriste, ou comme
l’un de ses talentueux successeurs. Le terme d’épigone
comprend même une connotation de vengeance qui pourrait
se révéler ici tout à fait appropriée.
Le Génie éponyme, n’est-ce pas précisément
Voltaire ?
Composition du poème
Il est difficile de se lancer dans une lecture précise
du poème, sans connaître quelques détails
concernant sa genèse et sa composition.
La première parution du Génie Vengé remonte
à 1780 ; cette leçon du poème, qu’on
appellera H80 est publiée dans un petit opuscule de 16
pages. Le Catalogue des livres nouveaux, hebdomadaire,
l’annonce, en effet, dans son édition du 25 novembre
1780.
On peut situer, sans risque de se tromper, la période de
rédaction du poème entre 1778 et 1780. Le Génie
Vengé semble, en effet, faire suite à la mort
de Voltaire:
Sous le poids de la gloire, ô douleur
! il succombe.
Les Beaux- Arts éplorés gémissent sur sa
tombe ;
Et l’Envie, accourant par un dernier effort,
Vient troubler à grands cris le sommeil de sa mort.
[Le Génie Vengé, v.309-312]
Il est difficile de nier que le poème puisse se percevoir
comme un véritable hommage au maître Voltaire, qui
vient de s’éteindre. Mais ne peut-on pas aller un
peu plus loin et affirmer que la mort du grand homme est l’un
des éléments déterminants qui incite Guyétand
à prendre la plume ? Le titre du poème est, à
ce sujet, digne d’intérêt. Il s’agit
de « venger le Génie », bafoué, insulté,
outragé par les mauvais critiques. Qui mieux que Voltaire
pouvait, aux yeux du poète jurassien, personnifier ce Génie
? L’année 1778 semble donc une date importante dans
la composition du Génie Vengé.
Le décès de Voltaire, et le tumulte qui l’entoure,
sont, sans nul doute, des facteurs déterminants pour la
forme que le poète va finalement adopter pour sa pièce
satirique.
D’autres repères
temporels se présentent comme autant d’indices pour
justifier cette idée. L’incipit délivre, à
ce titre, de précieuses indications. Dès les premiers
vers, l’allusion au vice-amiral d’Estaing et à
l’envoi de troupes outre-Atlantique dans le but de soutenir
l’insurrection américaine renvoie le lecteur à
des événements de l’année 1778. De
la même façon, on note un peu plus loin dans le poème
une nouvelle allusion à l’indépendance américaine
qui est encore présente dans tous les esprits :
Aux champs Américains la LIBERTE s’élève,
v.358
Ces indices laissent à
penser que la rédaction de la première leçon
du Génie Vengé se situe bien entre 1778
et 1780.
En 1790, une nouvelle version
du Génie Vengé paraît dans un recueil
de poèmes de Guyétand, intitulé Poésies
Diverses. Cette version –C90, la dernière parue
du vivant de Guyétand, et donc, celle à laquelle
nous allons principalement nous intéresser- laisse entrevoir
un certain nombre de corrections : le poème apparaît
plus long d’une quarantaine de vers, et, si l’on dénombre
suppressions et ajouts, on peut dire qu’une centaine de
vers environ a subi des modifications. La période de «
correction » qui aboutit à la publication de C90
se situe vraisemblablement entre 1781 et 1790.
Si l’on s’attache aux changements opérés
entre les deux versions, il est facile de voir que Guyétand
a considérablement réduit la première partie
de son poème -où il faisait la satire des satires
et des mauvais critiques- au profit de la deuxième partie
consacrée à l’éloge des grands hommes
du siècle. La satire des critiques occupait dans la leçon
H80, près des deux des premiers tiers du poème,
soit deux cent trente vers sur les trois cent cinquante deux que
le poème compte au total ; elle n’occupe plus qu’une
petite moitié du poème dans la leçon C90.
Les passages jugés trop insultants ou violents ont été
écartés. Et Guyétand a développé
au contraire la seconde partie consacrée aux grands hommes.
Les modifications apportées
ne manquent pas de renvoyer aussi au contexte historique de la
décennie qui s’est écoulée. Comme on
pouvait s'y attendre, Guyétand fait ainsi l’éloge
de Soufflot, qui s’est éteint en 1780, persécuté
par ses détracteurs :
Nous vénérons Soufflot que Patte
persécute.
Soufflot qui s’élevant de succès en succès,
A mérité le nom de Vitruve français ;
(…)
L’attente du chagrin put abréger sa vie ;
Son mérite à jamais est vainqueur de l’Envie.
[Le Génie Vengé, v.191-198]
De la même façon,
l’allusion à Linguet, qui avait échappé
à la salve des critiques dans la première leçon
du poème, ne s’explique-t-elle pas par les attaques
menées par l'ancien avocat contre le patriarche de Ferney
dans son ouvrage paru en 1788 et intitulé Examen des
ouvrages de Voltaire ?
Une attentive comparaison des leçons H80 et C90 amène
donc à relever quelques différences de taille ;
la leçon C90 apparaît, en effet, assez différente
de la première leçon du poème. En regard
de l'ensemble, C90 présente un ton, certes virulent, mais
moins emporté qu'il ne l'était dix ans plus tôt.
La satire laisse plus de place à la défense et à
l'éloge des grands hommes qui ont, selon Guyétand,
marqué les décennies passées.
Structure du Génie Vengé et place du poème
dans la littérature de son siècle
L’articulation du poème
est très nette : il s’organise en trois parties distinctes.
Mais le poète opère quelques pauses dans sa satire.
Les trois grands mouvements du Génie Vengé,
le titre même de la satire, les pauses marquées par
de brusques changements de ton conduisent immanquablement à
replacer cette pièce en vers dans la littérature
de son siècle.
Le titre retient d’abord
l’attention du lecteur. A lui seul, il annonce tout un programme
et prend, en cela, une dimension quasi performative. Il s'agit
de venger le Génie dans son acception la plus globale.
Milton, Michel-Ange, Gluck trouvent leur place dans le poème.
Mais de cette dimension universelle, une figure semble se dégager
plus particulièrement : Voltaire. Cette interprétation
du titre et du poème sera, notamment, celle de L'Almanach
Littéraire, encore appelé Etrennes d'Apollon
:
« C'est en invoquant
Archiloque que le nerveux auteur du Génie Vengé
prend le fouet de Juvénal et l'aiguillon de Perse. Les
illustres protecteurs des Arts, Frédéric le Grand
et l'Auguste Catherine II, y sont caractérisés à
grands traits. C'est sous leurs yeux connaisseurs qu'on y peint
des couleurs les plus durables ce Génie unique qu'ils ont
tant aimé vivant, et qu'ils ont tant célébré
après sa mort, soit dans des ouvrages, soit par des monuments.
»
Ce titre n'est, toutefois,
en rien original. Il suit un procédé usuel de l'époque
: au XVIIIe siècle, on ne compte plus, en effet,
les titres formés à partir
de « vengé » : Homère vengé,
Rousseau vengé, Racine vengé, le Bon sens vengé…
Plus proche chronologiquement du Génie vengé,
on trouve le Dix-Huitième Siècle vengé,
composé en 1775 par Jean-Baptiste de Milcent, ou encore
les Grands Hommes vengés, en 1769, par l'Abbé
Bergier. Bergier est franc-comtois comme Guyétand ; leur
entreprise apparaît similaire : venger, sous la forme d’une
satire, les grands hommes du siècle bafoués, outragés…
Mais les points communs s’arrêtent là. Contrairement
à notre poète, l’Abbé Bergier prend
à contre-pied Voltaire sur nombre de points ; on peut presque
parler d'un règlement de comptes entre les deux hommes.
Le poème, pour sa part, peut se décomposer en trois
grandes étapes, nettement distinctes les unes des autres.
Des vers 1 à 160, on
distingue un premier mouvement que l'on pourrait intituler «
Satire des satires et des mauvais littérateurs ».
Il s'agit de la partie la plus virulente, la plus polémique
du poème.
Après un court et traditionnel incipit d'une dizaine de
vers destiné à placer le poème dans un contexte
historique clair, cette première partie débute par
une invocation à de glorieux auteurs satiriques qui ont
précédé Guyétand. Placé sous
le patronage de Juvénal, le poète jurassien peut,
dès lors, attaquer les critiques véreux, prêts
à vendre leur âme et leur opinion pour quelques deniers,
les journalistes corrompus et acerbes, les mauvais écrivains
qui ont été mis en avant au prix de malhonnêtes
cabales contre les plus grands ; il montre du doigt les Fréron,
Desfontaines, Chapelain, Pradon, Berthier, Linguet et consorts.
Ils sont comparés aux Mévius ou aux Zoïles
d'antan, le poète ne cessant, dans sa satire, de faire
des allusions à l'antiquité :
On vit trente Rhéteurs,
écrivains embryons,
Au Mévius français, vendre leurs passions.
[Le Génie Vengé, v.67-68]
En ce sens, puisque l’entreprise de Guyétand vise
à venger les artistes de génie, - et Voltaire, figure
emblématique du Génie bafoué, en particulier-,
on peut qualifier Guyétand d’ « épigone
» de Voltaire : à l’instar des grecs qui vengent
leurs pères morts lors du premier siège de Thèbes,
l’auteur du Génie Vengé venge la
mémoire de ce maître spirituel qui, comme bien d’autres,
se voit attaquer jusqu’après la mort.
Ce premier mouvement ne manque pas de mettre en lumière
l'effervescence littéraire qui régnait au XVIIIe
siècle, époque où les périodiques
à vocation littéraire se multiplient. Les cabales,
les luttes entre journalistes acerbes et écrivains trop
orgueilleux pour accepter la moindre attaque, les questions littéraires
qui font débat… Ce sont là autant d'éléments
qui apparaissent sous-jacents et qu'on devine à la lecture
du poème, dans la première moitié surtout.
Le texte se montre en prise directe sur la littérature
de son temps. En cela, la satire de Guyétand ne dément
pas les propos de Sautreau de Marsy qui affirmait en introduction
de son recueil Poésies satiriques du XVIIIe siècle
: « Plusieurs de ces poésies pourront servir
aussi à l'histoire littéraire du XVIIIe siècle.
»
Dans la deuxième partie
du poème, des vers 161 à 320, on distingue un autre
mouvement, où la satire, à proprement parler, laisse
place à la défense et à l'éloge des
grands artistes au premier rang desquels Guyétand place
Voltaire. On note, dès lors, un parfait équilibre
entre la première et la deuxième partie ; toutes
deux comptent cent soixante vers, ce qui était loin d'être
le cas auparavant puisque cette deuxième partie ne se limitait,
en H80, qu'aux vers 233 à 297. Ce rééquilibrage
n'est sans doute pas le fruit du hasard. Guyétand a considérablement
développé et enrichi cette partie du poème
: près de soixante vers ont été ajoutés.
Architecture, sculpture, peinture, littérature, musique,
théâtre… Guyétand s’efforce de
n'oublier aucune discipline artistique :
Tous les arts à la fois étalent leur magie :
Vanloo donne à la toile et le souffle et la vie ;
Bouchardon, dans la fonte, anime le métal ;
Et le marbre est vivant sous la main de Pigal.
[Le Génie Vengé, v.289-292]
Mais cette volonté d’évoquer le Génie,
sous quelque forme qu’il apparaisse, était déjà
bien présente dans la première leçon du poème,
comme en témoigne le blason qui orne la première
page de H80 : ce blason montre un assemblage d’éléments
qui renvoient par métonymie aux Arts comme à la
Science : une palette et un pinceau évoquent la peinture,
une plume la littérature, un archet la musique, un globe
terrestre la géographie….
Il y aurait beaucoup à dire, cependant, sur cette distinction
un peu trop manichéenne entre une première partie
satirique et une deuxième, plus laudative. Le caractère
satirique de l'œuvre ne disparaît pas brutalement.
Satire et éloge sont intimement liés dans Le
Génie Vengé. Pour ne pas risquer de perdre
son lecteur en cours de route, Guyétand a l'habileté
de marquer quelques pauses dans le cheminement de sa satire pour
reprendre synthétiquement, en quelques vers, ce qu'il a
dit jusqu'alors. Placés à l'exacte moitié
du poème ou presque, les vers 203-206 s’inscrivent,
à ce titre, comme une première conclusion, partielle,
aux propos de Guyétand :
Le Talent est de faire, et non pas de juger.
Tous ces beaux correcteurs qu’il faudrait corriger,
Aux enfants d’Apollon, apportent des entraves,
Et d’un peuple pensant, font un peuple d’esclaves.
Même si ce n'est pas l'élément qui paraît,
lors d'une première lecture, le plus évident, on
peut affirmer sans peine que Guyétand a fait preuve d'une
grande rigueur dans la construction de son poème. Le poète
a ménagé les transitions entre les différents
mouvements de son œuvre ; il n'est guère surprenant
de constater que c'est avec Voltaire que débute (v.160
: « O Chantre de Henri ! » et s'achève cette
partie consacrée aux grands artistes de l'époque.
Une deuxième conclusion, brève et synthétique
comme la précédente, vient marquer la fin de cette
partie consacrée à la défense des grands
artistes de l'époque :
Bienfaiteurs des humains ! voilà votre partage ;
Des honneurs, des affronts, le triomphe et l’outrage.
Mais comme un trait de feu, du sein des préjugés,
La Vérité se montre ; et vos droits sont vengés.
[Le Génie Vengé, v.313-316]
Guyétand ménage
ensuite une habile transition pour glisser vers la dernière
partie consacrée à l'éloge des despotes éclairés
de la seconde moitié du siècle :
Eh ! qu’importe, envers vous, le tort de la Patrie ?
Elle insulte à vos noms : l’Univers les publie.
Et vos sages Ecrits, en cent lieux répandus,
Vont dans le cœur des Rois, réveiller les vertus.
[Le Génie Vengé, v.317-320]
La troisième et dernière
partie du poème, un peu plus courte que les précédentes
puisqu'elle ne compte que 74 vers, est consacrée à
l'éloge des grands monarques et des gouvernants de l'époque,
adeptes du despotisme éclairé. Cette partie n'a
presque pas évolué entre H80 et C90 ; Guyétand
n'y a apporté aucune modification d'importance. Les souverains
loués furent tous des amis, ou tout au moins, des correspondants
des philosophes français Diderot, Voltaire, d’Alembert...
Passage, pour ainsi dire, obligé à l'époque-
même si la Révolution commence à gronder-,
le poème se termine par un éloge de Louis XVI, le
Roi en place. Le caractère conventionnel de cet éloge
n'empêche cependant pas Guyétand d'émettre,
dès 1780, des souhaits qui ne manquent pas d'évoquer
la révolution à venir :
Il t’est donc réservé ce jour, cet heureux
jour
Qui verra près du trône, en offrandes communes,
Les Ordres de l’Etat confondre leurs fortunes ;
Et le peuple affermir ses droits, sa liberté,
Par les liens sacrés de la fraternité :
Qui verra, sous l’effort des bras Patriotiques,
Crouler, de tes vizirs, les prisons tyranniques ;
Le Noble déchirer son Code féodal,
Etre homme, et dans son Serf embrasser son égal.
[Le Génie Vengé, v.368-376]
La satire de Guyétand est donc bien ancrée dans
son temps. Elle s'inscrit directement dans la veine des satires
voltairiennes, filiation dont elle se réclame ouvertement.
Elle imite un genre bien balisé qui prend ses sources dans
l'Antiquité –Archiloque, puis Juvénal font
partie des précurseurs du genre- et qui connaît un
énorme développement au siècle de Voltaire
et de Diderot. Il ne faut toutefois pas considérer l'imitation
avec les yeux d'un lecteur d’aujourd’hui ; au XVIIIe
siècle, invention et créativité ne sont pas
nécessairement prioritaires, on se contente souvent d'imiter
un modèle hérité de l'Antiquité. Comme
le souligne Edouard Guitton, « la notion toute moderne d’originalité
littéraire prend naissance à l’époque
descriptive. »
Certains passages du Génie
Vengé n’annoncent-ils pas, justement, la naissance
de la poésie descriptive ? On ne peut manquer de remarquer
que certains passages s’inscrivent comme des parenthèses
bien marquées dans l’articulation du poème.
Le ton et les thèmes de ces passages détonnent avec
le reste. L’exemple le plus frappant est peut-être
à relever aux vers 263-273 :
Quand les feux du midi, sur les ailes des
vents,
Ont brûlé l’herbe tendre, et desséché
les champs ;
Si l’Aurore au matin nous verse la rosée,
La terre qui languit, en est fertilisée.
Des sillons imbibés, les humides canaux
Vont porter la fraîcheur au sein des végétaux.
Le gazon se ranime, et le jour voit éclore
L’émail éblouissant de Palès et de
Flore.
La Rose qui n’attend qu’un rayon de soleil,
Aux baisers du Zéphyr, ouvre son sein vermeil.
Les vers semblent tout droit
sortir d’un poème de Delille. Ils en ont le lyrisme,
parlent à tous les sens de l’individu, même
s’ils demeurent très académiques encore. Le
contraste est saisissant avec le reste. Les métaphores
classiques « baisers du zéphyr » et les allusions
mythologiques demeurent, mais le vocabulaire apparaît plus
précis ; le passage renvoie immanquablement à la
poésie descriptive. C’est comme si Guyétand
avait envisagé une nouvelle voie où mener son «
art poétique ». L’espace de quelques vers,
il s’essaie à cette poésie naissante. Mais
cette voie entrevue ne correspondant pas à son entreprise,
la tentation n’a duré qu’un instant, il l’abandonne
bientôt pour revenir à la satire à proprement
parler.
Guyétand aime aussi les vers qui présentent une
tonalité champêtre. Comme en témoigne cet
autre passage du poème :
O ! j’estime bien plus
ce rustre basané
Qui soumet à la bêche un sol abandonné,
Et fait germer le grain dont la saveur heureuse
Ranime, du coursier, la fougue impétueuse ;
Qui va dans les forêts, armé d’un large fer,
L’Eté couper le bois qui me chauffe l’Hiver
;
Ou qui vient, de ma route, à grands coups de massue,
En cailloux incrustés, parqueter l’étendue
;
De son cœur simple et droit, suit l’instinct assuré
;
Et qui dort au Sermon que lui fait son Curé.
Citoyen, en tout temps, utile à la patrie
[Le Génie Vengé, v.235-245]
Ces vers se présentent,
eux aussi, comme une parenthèse dans la satire : le ton,
plus lyrique et bucolique évoque la poésie pastorale
de Virgile... Quelques vers suffisent à Guyétand
pour dessiner ce portrait cocasse et authentique de paysan. Le
poète ne peut avoir écrit ces vers sans penser à
son enfance, à sa famille mainmortable dans le Mont-Jura.
La mainmorte reste en effet, pour Guyétand, un sujet sensible
contre lequel il ne manque pas de s’élever. Il ne
cesse, toute sa vie durant, de militer pour la suppression de
cette « servitude » moderne. Le Génie Vengé
ne fait pas exception à la règle ; outre le
passage , assez neutre, qu’on vient de citer, la condition
de serf est encore évoquée à la fin du poème
(v.376).
Le poète franc-comtois
a le talent d’intégrer ces passages -longs, tout
de même, d’une dizaine de vers, à chaque fois-
à sa satire sans provoquer de soubresauts, de dissonances
avec le reste. Une comparaison suffit à les introduire
: l’éloge du paysan-modèle s’inscrit
comme un contre-modèle
aux « inutiles » journalistes acerbes
; l’éclosion de la Rose rappelle l’essor des
Arts :
Ainsi des Préjugés, dissipant l’influence,
On voit fleurir les Arts aux beaux jours de la France
[Le Génie Vengé, v.274-275]
Ce sont précisément ces petits « à
côté » qui apportent une touche d’originalité
au poème. Ces pauses à la fois bien marquées
tout en étant parfaitement intégrées au cheminement
de pensée, confèrent à la pièce satirique
un charme tout particulier.
L’éloge du paysan-citoyen
modèle doit encore être perçu comme un écho
à la doctrine physiocratique : les vers cités concordent
à l’idéologie économique des physiocrates
qui considèrent que la terre et l’agriculture sont
les sources essentielles de la richesse d’un Etat. L’influence
des physiocrates ne se dément pas dans la suite du texte.
Lorsqu’il fait l’éloge des monarques, adeptes
du despotisme éclairé, le jurassien n’oublie
pas d’évoquer Frédéric V, le roi du
Danemark, qui accorda une grande importance, dans sa politique,
à l’agriculture de son pays :
Sous la zone cimbrique, un nouveau Triptolème
Met le soc en honneur, et s’honore lui-même.
[Le Génie Vengé, v.329-330]
L’influence des physiocrates est donc assez facile à
distinguer. Mais ce n’est pas là, on s’en doute,
la seule des influences discernables dans le poème.
Influences et personnages récurrents chez Guyétand
Voltaire demeure, bien sûr,
la référence première du poète. Le
genre même de la satire renvoie immanquablement, dans la
seconde moitié du XVIIIe siècle, au « Roi
Voltaire ». Son ascendance est évidente : on retrouve
son influence dans le choix des références, le ton
adopté, et même l’organisation de certains
passages. La lecture de cet extrait du Pauvre Diable suffit
à nous en convaincre :
Seul dans un coin, pensif,
et consterné,
Rimant une ode, et n’ayant point dîné,
Je m’accostai d’un homme à lourde mine,
Qui sur sa plume a fondé sa cuisine,
Grand écumeur des bourbiers d’Hélicon,
De Loyola chassé pour ses fredaines,
Vermisseau né du cul de Desfontaines,
Digne en tout sens de son extraction,
Lâche Zoïle, autrefois laid giton,
Cet animal se nommait Jean Fréron.
« Homme à lourde
mine », « Hélicon », « [fils] de
Loyola », « Zoïle », « Jean Fréron
»… Autant de métaphores et de périphrases
présentes chez Guyétand, même si celui-ci
se montre moins virulent que son illustre prédécesseur.
Certes, quelques-unes unes de ces images et de ces métaphores
semblent appartenir à un «
fond commun » de la poésie : le
« permesse », le « parnasse », l’
« hélicon » sont des figures qui sont reprises
par tous les poètes depuis le XVIe siècle. Mais
le Génie Vengé semble, indéniablement,
nourri de références, réminiscences, de citations
que son auteur tire de ses lectures de l’œuvre voltairienne.
Les hommes attaqués par le poète, dans sa satire,
sont les ennemis de Voltaire. Guyétand reprend pour les
qualifier les mêmes termes que le philosophe. La première
partie du Génie Vengé -proprement satirique-
évoque inévitablement Voltaire, référence
incontournable pour l’époque. De même, la dernière
partie fait place à l’éloge de grands monarques
; tous ces despotes éclairés ont entretenu avec
le grand homme une correspondance plus ou moins soutenue. C’est
peut-être dans cette dernière partie du poème
que la parenté avec Voltaire est la plus sensible.
Guyétand, loin de nier
cette ascendance littéraire, la revendique hautement :
O chantre de HENRI ! tandis que tes ouvrages,
Dans nos cœurs, malgré nous, arrachent nos suffrages
;
Tandis que chaque vers que ta bouche a dicté
Porte le sceau vivant de l’immortalité.
[Le Génie Vengé, v.161-163]
Au-delà de la dimension
purement pragmatique de l’entreprise –se ranger dans
le camp des Philosophes et des amis de Voltaire-, le fait de se
réclamer des mêmes influences, d’adopter les
références du philosophe n’est-il pas une
autre façon d’adresser une ultime révérence
au Roi Voltaire ?
On peut remarquer une autre
source de similitudes, plus troublante encore que les éléments
cités précédemment :
Epître
au Roi de la Chine ; vers 89-95
[1] Le Tragique étonné de sa métamorphose,
Fatigué de rimer, va ne pleurer qu’en prose.
[2]De Molière oublié le sel s’est affadi.
[3] En vain, pour ranimer le parnasse engourdi,
Du peintre des Saisons la main féconde et pure
Des plus brillantes fleurs a paré la nature ; (…)
Le Génie
Vengé ; vers 293-298
[1]Un Eschyle nouveau, s’emparant de la Scène,
D’un cothurne plus sombre, a chaussé Melpomène.
[2]Molière a vu Regnard, Destouches et Piron,
Dérober, dans ses mains, son masque et son crayon.
[3]Bernis, sur un luth d’or, et du ton des Horaces,
A chanté les Saisons, les Heures et les Grâces
On le voit, l’organisation
de ces deux passages est rigoureusement identique :
[1] Les deux écrivains
font allusion à la Tragédie. Melpomène, Eschyle,
le cothurne, le « tragique » : autant d’éléments
qui appartiennent au bric-à-brac poétique de l’époque.
[2] Il est ensuite question de Molière, ou plus précisément
de la difficile succession du grand dramaturge.
[3] Les deux passages se poursuivent
par une référence à des poètes de
la Nature. Bernis n’appartient pas tout à fait à
la poésie descriptive ; mais ses poèmes Les Quatre
Saisons, les Quatre Parties du jour, ou Réflexions
sur le Goût de la campagne l’inscrivent comme
l’un des précurseurs de ce mouvement.
La parenté apparaît indéniable. D’autant
que l’on trouve quelques vers plus haut, dans l’Epître
à l’Empereur de Chine, la périphrase
« zone cimbrique », expression propre à Voltaire
pour désigner le Danemark, et qui sera réutilisée
par Guyétand dans le Génie Vengé.
Le caractère vif et
nerveux des vers est une autre caractéristique que Guyétand
partage avec Voltaire. Comme le soulignait déjà
Geoffroy dans le Journal de Monsieur, « [les vers
de Guyétand] ne se traînent pas pesamment, un à
un, ou deux à deux. » Guyétand fait preuve
d'une certaine fougue : le lecteur ne peut que se laisser entraîner
par l'élan produit.
Je ris quand je vois, comme un autre Lucille,
Vomir, sur les écrits, les vapeurs de sa bile ;
Soumettre à sa lunette, et la prose, et les vers,
Et coudre, en ses Arrêts, le bon sens à l’envers.
Que dis-je ? convertir, par un abus étrange,
La louange en mépris, le mépris en louange ;
Canoniser Berthier, foudroyer Diderot ;
D’un sot faire un grand homme, et d’un grand homme
un sot.
[Le Génie Vengé, v.93-100]
L’impétuosité
des vers de Guyétand n'est pas sans rappeler la virtuosité
des poèmes satiriques voltairiens.
Plus qu’un imitateur
servile, le poète franc-comtois apparaît comme un
lecteur fidèle du Philosophe. Il a, sans aucun doute, lu
attentivement l’œuvre satirique de Voltaire, s’en
est imprégné, avant de composer le Génie
Vengé. Guyétand peut donc, à juste titre,
être qualifié d'épigone de Voltaire. Mais
rien ne serait plus faux, cependant, d’affirmer qu’il
se contente de suivre servilement Voltaire, de l'imiter mécaniquement.
Les lecteurs attentifs du
poème ne manqueront pas en effet de remarquer que le jurassien
prend çà et là quelques distances avec son
maître à penser. C’est dans la partie consacrée
à la défense et à l’éloge des
grands artistes de l’époque que Guyétand se
démarque le plus de Voltaire. Il exprime, ainsi, une admiration
sans réserve à l’égard de Jean-Jacques
Rousseau, écrivain qui n’a pas été
épargné par les griefs du patriarche de Ferney :
Rousseau, du cœur humain, éclairant le dédale,
Dans sa mine profonde, a creusé la Morale.
[Le Génie Vengé, v.285-286]
Guyétand partage avec l’auteur de La Nouvelle
Héloïse le goût des plaisirs simples et
champêtres. On retrouve, d'ailleurs, dans le Génie
Vengé, des échos au Discours sur les sciences
et les arts.
De la même façon,
l’enthousiasme manifesté à l’encontre
de Milton, l’auteur du Paradis Perdu, est sans
équivalence avec les commentaires mesurés de Voltaire
à l’encontre du poète anglais :
Milton, d’un merveilleux, voulut bâtir la fable :
Milton, pour son héros, alla chercher le Diable.
Chargé d’ans, sans fortune, et privé de ses
yeux,
Il chante le Chaos, les Enfers et les Cieux ;
(…)
Ces tableaux où la force à la grâce est unie,
Quelle plume de feu les traça ? son génie.
Et si, de son vivant, Milton fut outragé ;
L’hommage de l’Europe aujourd’hui l’a
vengé.
[Le Génie Vengé, v.169-180]
La révérence
que le poète jurassien adresse à Voltaire n’est
donc pas absolue. Guyétand ne partage pas tous les partis
pris du philosophe et n’hésite pas, au détour
de quelques vers, à afficher une certaine indépendance
de pensée. Il en va de même à l’égard
de Villette : le poète prend le contre-pied de son employeur
quand il loue, par exemple, le talent de Boileau, écrivain
particulièrement critiqué par le marquis.
On retrouve dans la poésie
satirique de Guyétand l'influence évidente de Boileau.
Difficile quand on compose une satire au XVIIIe de ne pas garder
à l'esprit les Satires. L'auteur de la critique
du Génie Vengé parue dans le Mercure
de France qualifie Guyétand d' « imitateur heureux
du style simple et familièrement poétique de Despréaux
[-Boileau] dans ses Satires ». Les références
à l'œuvre satirique de Boileau ne manquent pas dans
le Génie Vengé même si le poète
jurassien ne le mentionne qu’une seule fois :
Si Boileau, par ses vers, son goût pur et sévère,
N’avait, de l’art d’écrire, éclairé
la carrière ;
Si, lui-même couvert de succès éclatants,
Il n’eût pulvérisé les Cotins de son
temps.
[Le Génie Vengé, v.33-36]
L'auteur du Génie Vengé se présente,
en cela, comme un fervent admirateur du poète, laissant
de côté, une fois encore, les réserves de
Voltaire qui reprochait principalement à l’auteur
de l’ Art poétique ses attaques répétées
contre Quinault. Outre cette mention de Boileau, le poème
est ponctué de références intertextuelles
aux Satires. A ce titre, l’allusion à Perse,
dans la leçon H80, doit, sans nul doute, être perçue
comme la réminiscence de la lecture d’une pièce
en vers de Boileau : ce dernier était l’un des seuls
poètes à faire encore référence à
ce jeune et intransigeant poète latin – poète
sur lequel Voltaire se montre quant à lui plus discret.
D’autres personnages
apparaissent comme récurrents. Horace est cité à
trois reprises : aux vers 74, 209 et 297. Peut-être le jurassien
reconnaît-il des points communs entre son parcours et celui
d’Horace ? Les similitudes ne manquent pas, en effet. Tous
deux ont des origines modestes qui ne les empêchent pas
de recevoir une solide éducation : le père d’Horace
était un ancien esclave affranchi, les parents de Guyétand
étaient des mainmortables. Le poète franc-comtois
ne manque pas de souligner la ressemblance dans la préface
de son recueil Poésies Diverses :
J’ai suivi l’exemple d’Horace.
L’intervalle que j’ai franchi,
Aujourd’hui n’est plus un problème :
Il était fils d’un affranchi,
Et je suis affranchi moi-même.
Les deux hommes partagent, par ailleurs, le même goût
de la nature et des plaisirs simples : il est inutile de préciser
qu’à l’instar d’Horace, le franc-comtois
écrit des satires. Autre troublante similitude : à
Rome, Horace se met au service d’un « Puissant »,
Mécène, ami et conseiller de l’Empereur Auguste.
Toutes proportions gardées –Villette n’ayant
pas la dimension de Mécène-, Guyétand agit
de la même façon en devenant secrétaire du
Marquis. Horace reste toute sa vie fidèle à son
ami et protecteur, refusant même une proposition de l’Empereur
qui souhaitait faire de lui son secrétaire. Nul doute que
cette fidélité et cette reconnaissance soient des
vertus appréciées par le jurassien. Il va rester
plus de douze années au service de son maître, laissant
de côté ses ambitions personnelles. Les points communs
entre leurs deux vies sont donc assez nombreux pour que Guyétand
reconnaisse en Horace un modèle possible.
La figure de Fréron
est elle aussi récurrente dans le Génie Vengé.
On dénombre deux occurrences du terme « frêlon
», le surnom du journaliste, aux vers 37 et 302 ; le néologisme
« fréromanie » du vers 82 évoque lui
aussi le créateur de l’Année Littéraire.
On note même une occurrence
supplémentaire du nom « Fréron » dans
le manuscrit H80. Et l’on ne relève ici que les allusions
explicites au critique. D’autres vers, tels les vers 101-102
ne manquent pas d’évoquer le personnage de Frêlon-Fréron
caricaturé par Voltaire dans sa comédie L’Ecossaise.
Quoi de plus normal, toutefois, que de voir un ennemi intime de
Voltaire apparaître à plusieurs reprises dans un
poème qui se présente comme un ultime hommage au
philosophe et comme une violente diatribe contre les mauvais critiques
ennemis du Génie ? D’autant qu’il n’y
eut pas un mais deux Fréron : le fils reprit en effet l’Année
Littéraire à la mort du père. Il convient
cependant de s’interroger : de la même façon
que Horace peut apparaître comme un modèle pour le
poète jurassien, Fréron ne constitue-t-il pas l’archétype
même du contre-modèle aux yeux du poète franc-comtois
? S’il avait suivi les conseils de l’abbé Sabatier
qui voulait l’enrôler dans son armée anti-philosophique,
Guyétand aurait pu connaître le même parcours
que Fréron-père. Le journaliste commence en effet
sa carrière sous la protection de l’abbé Desfontaines,
c’est lui qui lui met le pied à l’étrier
et lui montre la voie. Si Fréron revient de façon
aussi récurrente dans le Génie Vengé,
n’est-ce pas précisément parce qu’il
symbolise, aux yeux de Guyétand, la tentation de basculer
du « côté obscur », celui des critiques
acerbes ? Guyétand fut confronté au même choix
que Fréron, mais il a choisi une autre voie.
Conclusion
Guyétand peut, à
juste titre, être considéré comme un épigone
de Voltaire. Toutefois, s’il demeure imprégné
de l’œuvre du patriarche, il ne se contente pas de
l’imiter mécaniquement et se réclame également
d’autres auteurs comme Horace ou Boileau. Sans oublier l’influence
du courant physiocratique.
Mais la part d’originalité la plus importante est
à déceler dans les passages où la satire,
à proprement parler, demeure plus en retrait : le poète
intègre, avec adresse, des passages au ton plus bucolique,
et peut-être plus personnel. Ces pauses bien marquées,
mais parfaitement intégrées dans l’articulation
générale du poème, confèrent au Génie
Vengé un charme singulier. L’épigone
est d’abord véritable poète.

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