Selon l'artiste, l'un des enjeux de son travail est « d'appréhender la caméra comme un outil d'interaction, permettant de repenser le partage entre la scène et les coulisses, la fiction et son débordement documentaire ». Avec "Grandeur Nature", il se concentre sur la manière dont l'improvisation, au sein d'un système réglé, et la collaboration – plutôt que le déterminisme rigide d'un scénario et l'individualisation des rôles – induisent de nouvelles façons de raconter, de filmer et d'appréhender le réel. Le titre désigne une pratique dérivée des « jeux de rôle », où chaque participant·e incarne un personnage, selon un scénario plus ou moins prédéterminé, dans un monde inspiré dans ce cas par celui de Conan le Barbare. Les moyens mis en oeuvre impressionnent : sur trois jours, 1200 personnes sont impliquées, dont près de 800 dans un rôle, dans la campagne, en pleine nature.
L'artiste prend le parti de l'immersion, grâce à l'agilité que permet la caméra à l'épaule, pour suivre à la trace les déambulations des personnages au sein de ce grand chaos organisé. Ainsi, la caméra devient acteur, s'immisçant et s'infiltrant dans la foule, au milieu des groupes des différents clans ou tribus et témoignant de scènes étonnantes. En effet, le trouble et l'intérêt de l'oeuvre reposent notamment sur le statut indéterminé de situations entre personnes/personnages, avec les flottements qui en résultent : sont-elles en train de jouer ou non ? Qui est acteur et qui est spectateur ?
À un autre niveau, ce genre de pratique offre un lieu de partage et donne à voir une certaine utopie, où se déploie un syncrétisme fait d'emprunts historiques, religieux et culturels. Face à une société où se troublent les frontières entre vérité et contre-vérité, fiction et documentaire, où la technologie semble prendre le dessus, l'artiste revient aux fondements de la fiction et de la narration, avec une variante du théâtre amateur, en l'absence de figure autoritaire : personne ne dirige ni ne maîtrise l'ensemble ; ce sont les groupes, au hasard des rencontres, des discussions ou des confrontations, qui font et racontent une histoire collective.
Yves Christen